Le péché, c'est quoi?
Le mot « péché » est devenu aujourd'hui imprononçable dans les Eglises, comme hors d'elles. Tout au plus parlera-t-on de nos insuffisances, avec, derrière la tête, l'idée que l'on est capable de faire mieux. Or lorsqu'elle utilise le terme de péché, la Bible vise une insuffisance si radicale que nous sommes incapables de nous en libérer.
Personne n'aime cette idée de notre totale incapacité à faire le bien. Elle nous semble aller contre un certain nombre d'évidences. Nous avons, en effet, l'impression que nous sommes capables de faire individuellement ou collectivement de belles et bonnes choses. Le péché ne nous semble donc pas aussi radical que la Bible nous le fait croire. On a dès lors cherché, en Eglises, à amoindrir la portée du péché.
Par exemple, on a défini le péché en fonction d'une morale. On l'a par exemple identifié à la seconde table de la loi mosaïque : ne pas commettre de meurtre, ne pas commettre d'adultère, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas convoiter ou envier. A l'exception de ce dernier commandement, on peut en général ne pas se sentir trop concerné par la transgression des quatre premiers. Quant à la convoitise ou à l'envie, on tente de se disculper à son égard en se disant que c'est là le moteur du progrès. Sans désir d'avoir ce que possède l'autre, d'être comme autrui, on ne progresserait pas... De manière générale, on est en droit de ne pas se sentir pécheur.
On sait certes que Jésus est venu radicaliser ces commandements de la seconde table de la loi. On se souvient qu'à ses yeux quiconque regarde une femme de façon à la désirer a déjà commis l'adultère avec elle (Matthieu 5,27-28). Mais n'exagère-t-il pas comme c'est souvent le cas de la manière orientale de s'exprimer ? s'excuse-t-on. Ou bien on dira que Jésus a affirmé cela dans une situation très précise que nous ne connaissons plus, mais qu'il ne faut pas généraliser cette affirmation à toutes les situations. Ou encore on ergotera sur le mot « désirer » et affirmera que regarder une femme (ou un homme) parce qu'elle est belle (ou qu'il est beau), n'est pas encore la ou le désirer... Bref ! En identifiant le péché à une transgression de la loi qui ne concerne finalement qu'un petit nombre d'humains, on se donne bonne conscience et s'autorise à ne plus utiliser ce terme. Et, s'il fallait encore un argument, on dira qu'il ne faut décourager ceux qui ne se reconnaissent pas dans une Eglise en leur faisant la morale. Pourtant n'a-t-on pas, dans ces mêmes Eglises, moralisé le péché pour ne pas se sentir par trop concerné par ce gros mot !
Une autre manière d'amenuiser la radicalité du péché consiste à le psychologiser. On l'identifie par exemple à nos traits de caractères les plus désagréables. On sous-entend que nous avons par ailleurs des traits de caractère beaucoup plus agréables et producteurs de positivité. Le péché est alors un défaut dont on ne connaît pas très bien l'origine, mais contre lequel, avec un peu de bonne volonté, on estime pouvoir lutter. Certes il est difficile d'effacer définitivement un trait de caractère désagréable, mais on peut se consoler en développant nos traits de caractère beaucoup plus positifs. Ne faisons donc pas de notre péché une montagne !
Mais ces défauts dans notre moralité ou dans notre psychologie sont-ils à même d'expliquer le mal radical dont nous autres humains sommes capables ? L'agression de l'Ukraine est-elle explicable par un simple défaut psychologique de cette majorité de Russes qui soutiennent le régime de Poutine ? Les milliers de migrants morts en Méditerranée font-ils simplement partie d'une petite fraction de l'humanité qui n'est pas capable de respecter le commandement de ne pas convoiter les biens de son prochain ? Ou bien sont-ce les nantis européens qui malencontreusement transgressent l'interdiction de commettre un meurtre pour défendre leurs privilèges ? Mais cette seconde hypothèse ne va-t-elle pas risquer de dresser une large partie de la population européenne culpabilisée contre les Eglises si ces dernières entonnaient cette antienne ? Quant à ce que nous avons fait et continuons inexorablement de faire à l'endroit du monde naturel, n'est-ce vraiment que l'affaire de quelques-uns qui ne respectent pas la morale ou possèdent des traits de caractère particulièrement désagréables ? Ne faut-il pas aller chercher en chaque humain une fêlure bien plus radicale ?
Or, à propos de radicalité, il y a plus grave encore. Comme le dit l'apôtre Paul, il nous arrive à tous de ne pas faire le bien que nous désirons et de faire le mal que nous abhorrons (Romains 7,18-19). Nous voulons embrasser quelqu'un et lui donnons l'impression que nous voulons l'étouffer. Nous désirons éduquer des enfants africains et les voilà qui nous reprochent de n'avoir été capables que de leur inculquer notre manière occidentale de comprendre le monde. Nous pensons bien faire en renonçant au nucléaire, mais importons de l'électricité produite à base de charbon, plutôt que de réduire notre consommation d'électricité...
Qu'est-ce qui donc produit, en nous et à la racine, le mal dont nous sommes tous semble-t-il capables ? La réponse à cette question dépend de ce que nous considérons fondamental dans notre vie. Pour un chrétien, la relation fondamentale de sa vie est celle qui le lie à Dieu. C'est à la lumière de cette relation définie par la première table de la loi trop souvent oubliée qu'il prétend interpréter le nœud de relations qu'il est. Le chrétien dira donc que si les humains ne peuvent mettre leurs lois en œuvres, s'ils s'arrangent pour amenuiser la radicalité de leurs morales, s'ils font preuve de mauvais traits de caractère, s'ils font du mal alors qu'ils désirent faire le bien, c'est que leur relation à Dieu est de mauvaise qualité, qu'elle est même trop souvent interrompue. Cette mauvaise relation à Dieu, ils la qualifient de péché.
Ainsi le péché n'est pas à confondre avec le mal qui en découle. S'attacher à renoncer au mal, chercher à lutter contre le mal que nous faisons ou que les autres nous font est nécessaire pour éviter trop de catastrophes. Pourtant ce n'est pas suffisant. Si l'on veut atteindre les causes du mal, il faut s'attacher à changer notre relation (et celle d'autrui) avec Dieu. Le contraire du péché n'est donc pas la vertu, mais la foi comme l'a si bien affirmé S.Kierkegaard.
Ici je perçois l'objection : les chrétiens ne sont pourtant pas meilleurs que les autres. Si la foi effaçait le péché, elle devrait permettre aux croyants de ne faire que le bien. Or tel n'est pas le cas. Je me promets de consacrer un autre blog à cette redoutable question, désireux que je suis de ne pas allonger celui-ci...