Quelle expérience de Dieu?
Je suis récemment tombé sur trois textes dans lesquels l'accent portait sur l'expérience religieuse ou l'expérience que l'on fait avec Dieu dans trois domaines différents. L'un décrivait la vie communautaire comme le lieu où l'on partage nos expériences religieuses. Un autre présentait la version de l'oecuménisme adaptée au XXIe siècle en affirmant qu'il était devenu le lieu du partage de ses expériences avec le dieu de Jésus-Christ. Enfin, dans une comparaison du christianisme et des autres religions, on nous expliquait qu'il s'agissait de renoncer à confronter des doctrines pour comparer des expériences faites avec la transcendance.
Diantre, il faut être à la hauteur du siècle ! Nous vivons à l'époque du développement personnel. Ce qui est important, à part le monde de la finance et celui de la technique, c'est ce que je ressens, ce que j'expérimente. Et même la technique est mise au service du Moi expérimentateur. On m'offre les techniques qui me permettent d'arriver à faire l'expérience de... Quelques bougies, des voiles rouges et orange, une musique répétitive à souhait et je devrais faire l'expérience du sacré. Car n'est vrai que ce dont je fais l'expérience.
Malheureusement, les expériences parfois trompent. Illusions d'optique. Illusions sonores. Influences de mon psychisme, voire de mon subconscient, sur mes perceptions. Descartes et bien d'autres sont déjà passés par là. Aucune expérience ne survit à leur doute méthodique, sinon l'expérience de moi-même en train de douter de toutes mes expériences. Alors quelle valeur attribuer à ceux qui me disent qu'ils ont fait l'expérience de Dieu ? Quels sont les critères de la vraie expérience du divin ou du surnaturel ou du sacré ?
Et il y a des êtres – dont je suis – qui n'ont jamais fait l'expérience de Dieu. Parmi eux il en est qui affirment que tant qu'ils n'auront pas fait cette expérience, ils ne pourront pas croire. Puisqu'il faut passer par une expérience particulière qu'ils n'ont pas eu le plaisir de faire, ils doivent à leur grand regret mettre provisoirement Dieu entre parenthèses. Pour d'autres, ce manque d'expérience est une bonne raison pour justifier leur éloignement du religieux. Pour d'autres encore -- dont je suis ici aussi – l'expérience de Dieu n'est pas nécessaire à la confiance qu'ils mettent en Dieu. Comment faire pour que toutes ces personnes qui n'ont jamais fait l'expérience de la transcendance puissent quand même la faire ? Au dire de ceux qui ont fait cette expérience, elle est, en effet, si belle, si transformatrice qu'ils doivent pleurer sur le malheur de ceux qui n'ont pas connu ce bonheur. Ils devraient même prier, voire invectiver leur dieu qui ne permet pas à leurs frères et sœurs en humanité de faire la même expérience qu'eux.
Mais il y a pire encore. Il est des humains qui disent faire une expérience atroce de Dieu. C'est le cas d'Eugene Cantor, le héros tragique du dernier roman de Philip Roth, Nemesis. Sa mère meurt en lui donnant naissance. Son père est un escroc. Elevé par ses grand-parents, il devient professeur d'éducation physique. Il s'occupe d'un terrain de sport où les enfants du quartier qui ne partent pas en vacances peuvent venir jouer et s'entraîner. Une épidémie de poliomyélite se déclenche. Deux de ses protégés meurent, d'autres sont atteints. Il va rejoindre son amie dans un camp de vacances dans les montagnes où l'épidémie n'est pas prête de se répandre. Il y transmet le virus. Certains en meurent. Lui restera handicapé à vie. Il ne se sent pas coupable de ce qui lui arrive et de ce qu'il fait subir aux autres. Le seul coupable ne peut être que Dieu. st-on prêt à discuter de ce genre d'expérience de Dieu dans ce qu'il reste des communautés chrétiennes ? Tient-on aussi compte de cette expérience de Dieu dans les cercles oecuméniques ? Est-ce que les spécialistes des religions s'intéressent aussi à ceux qui font l'expérience d'un dieu si terrible ?
Tant face à ceux qui n'ont jamais fait l'expérience de la transcendance que face à ceux qui font une expérience diabolique de Dieu, on devrait être mal à l'aise quand on se gargarise en Eglise avec des expériences du divin. De plus on devrait aussi rendre des comptes aux philosophes empiristes. Ne sont-ils pas passés maîtres en matière d'expérience ? N'y ont-ils pas réfléchi plus que beaucoup ? Or ils définissent une expérience comme ayant lieu dans le cadre d'une relation entretenue avec des êtres immanents, des réalités de ce monde. Dieu n'étant pas de ce monde, il n'est pas possible d'en avoir une expérience.
Si on ne peut expérimenter la présence de Dieu, la réalité de Dieu, l'existence de Dieu..., sur quelle base faut-il alors travailler en Eglise, entre Eglises ou dans le cercle des historiens des religions ? Au début du christianisme, il n'y a pas une expérience, mais une parole. Jésus a proclamé une parole et a incarné cette parole. Ici on m'arrêtera. On me rétorquera, en effet, que je parle de l'expérience faite avec une parole. Il s'agit bien d'une expérience. Certes, mais ce n'est pas une expérience faite avec une réalité surnaturelle. C'est une expérience faite avec une parole comme il en circule beaucoup en ce monde. Il se trouve simplement que cette parole m'interpelle parce qu'elle me parle du sens de ma vie, de sa vérité ou encore de ma liberté. Mais il est d'autres paroles qui circulent à propos du sens de ma vie, etc. Selon l'évangile de Marc, les disciples de Jésus qui ont pourtant fait des expériences avec lui ne comprenaient rien à propos de leur maître. Certes cette parole a des prétentions à être une parole décisive pour ma vie. Mais je ne fais pas pour autant l'expérience du surnaturel. Je ne fais une expérience que de quelque chose de très naturel. C'est au moment où je décide de faire, sans raison, confiance à cette parole qu'elle devient parole de Dieu pour moi. La foi ne relève donc pas de l'expérience, mais d'une décision, donc de ma volonté. Elle n'est pas de l'ordre de quelque chose que je pourrais en un sens vérifier comme je puis en principe le faire de toute expérience. Elle est de l'ordre du pari.
Qui n'a jamais fait d'expérience avec le surnaturel, le transcendant, l'absolu ne devrait donc pas chercher à en faire. Il ou elle devrait se confronter avec cette parole qui a la prétention de changer sa manière de comprendre sa vie. Il ou elle ne peut non plus se réfugier derrière son absence d'expérience divin. Qui a fait une expérience diabolique de Dieu devrait se demander si c'est vraiment avec Dieu qu'il ou elle a fait une expérience. Qui échange sur son expérience de Dieu en Eglise ou dans un cadre oecuménique devrait se demander si ce n'est pas là une illusion. Qui disserte sur les expériences religieuses dans diverses religions devrait se demander si il ou elle ne se trompe pas d'objet d'étude et si il ou elle ne devrait pas se pencher sur les diverses compréhensions de soi issues de décisions existentielles face à telle ou telle interpellation.