Vivre selon ses principes
Très souvent on pense qu'on serait libre si on avait la capacité de faire ce que l'on veut. Il se trouve cependant que nous sommes considérablement déterminées. De loin nous ne faisons pas souvent ce que nous voulons. Nous faisons ce qu'exigent les convenances. Nous avons, en effet, peur du qu'en-dira-t-on. Nous sommes déterminées par notre passé, par notre inscription culturelle, par notre niveau financier, par nos gènes, par notre sexe, par notre inconscient et par tant d'autres choses ou personnes. Plus nous y pensons, plus nous découvrons qu'il nous est quasiment impossible de faire ce que bon nous semble.
Nous avons pourtant au fond de nous l'idée de la liberté. Comment la définir si ce n'est pas comme la capacité de faire ce que je veux ? Je propose de dire que je suis libre quand je puis vivre selon mes principes. Maintenant, si mon principe de vie c'est d'être tout-puissant, je risque de connaître quelques déconvenues. Je ne serai jamais libre, car je butte constamment contre de nombreux obstacles et en particulier contre la volonté d'autrui d'être elle aussi puissante. Si mon principe de vie est d'être riche, je risque de ne jamais être satisfaite et donc de ne jamais pouvoir m'estimer libre. D'abord il n'y a que peu de chances que je devienne richissime. Ensuite les ultra-riches ne sont jamais assez riches. Elles veulent toujours devenir plus riches. Elles ne peuvent pas vivre selon leurs principes de vie.
Quel est alors le ou les critères pour que mes principes de vie soient applicables et que je puisse envisager d'être libre ? Je dirai qu'il me faut pouvoir vivre en toutes circonstances selon ces principes. Le critère est donc la situation la plus malheureuse qui soit. Là où il me semble ne plus y avoir aucune liberté au sens habituel du terme, là je dois pouvoir encore vivre selon mes principes. Cette situation peut être mon lit de mort. Il vaut donc la peine de se demander en choisissant les principes qui gouvernent ma vie : « Pourrai-je encore vivre selon ces principes sur mon lit de mort ? ». Cette situation peut encore être l'internement dans un camp de concentration ou d'extermination, une prison où l'on me soumet à d'affreuses tortures... Quels principes de vie sont susceptibles d'être appliqués dans toutes ces situations-limites ? Posons-nous sans plus attendre la question de savoir si les principes qui déterminent la vie de la chrétienne le peuvent ?
Ce qui fait vivre une chrétienne, c'est sa dépendance et son attachement à Dieu, lesquels ont pour corollaire l'amour du prochain comme de soi. Ce principe est-il susceptible d'être applicable en toutes circonstances ? Puis-je espérer être libre si je vis selon ce principe ? Dans un camp d'extermination, je puis rester attachée à Dieu malgré l'horreur de ma situation et de celle de mes congénères. Certes j'aurais des doutes à propos de Dieu si je me le suis représenté comme tout-bon et tout-puissant. Il me faudra probablement changer ma manière de me le représenter. Reste que je pourrai quand même chercher à le servir. Je pourrai vivre de ses promesses inconditionnelles en dépit de la situation. Je pourrai aussi dialoguer avec lui, le prier. Je pourrai aussi, même si c'est avec beaucoup de difficultés, venir en aide à mes congénères sans avoir besoin de nécessairement me sacrifier moi-même. Arrivera peut-être un moment où au nom de mes principes, je devrai ouvertement résister de manière en principe non-violente à ceux qui me persécutent, exploitent ma vie... Il me faudra peut-être alors mourir pour mes principes. Mais je mourrai libre parce qu'esclave de Dieu et non des humains.
La preuve – et l'exemple – de cette possibilité d'aimer Dieu, son prochain comme soi-même dans une situation vraiment limite est offerte par Jésus. Sur la croix, il est capable de prier Dieu, même si c'est aussi, d'après les textes évangéliques, pour lui demander pourquoi son dieu l'a abandonné. Toujours est-il qu'il s'adresse à Dieu au cœur même de son sentiment d'abandon par Dieu. Sa relation à son Père n'est pas rompue malgré l'atrocité de ce qu'il subit. Pourtant il n'adresse pas seulement des « pourquoi » à son Père. Il remet aussi son esprit entre ses mains. Et, au Gogotha, Jésus ne se préoccupe pas seulement de sa relation à Dieu qui reste vivante. Il a aussi souci de son prochain. Il demande pardon pour ceux qui l'ont condamné à la mort la plus atroce qui fût. Il se préoccupe de sa mère et de son disciple bien aimé. Il console l'un de ses co-crucifiés. Jusqu'à son dernier souffle, Jésus vit selon ses principes. Jusque sur la croix, Jésus est libre.
Il va de soi que cette liberté qui existe y compris dans les circonstances les plus extrêmes se vivrait beaucoup plus aisément si on pouvait être moins déterminé que sur une croix ou dans un camp d'extermination. C'est la raison pour laquelle une chrétienne doit de se battre au nom de ses principes de vie pour la défense des droits fondamentaux de l'être humain. Rappelons que le premier article de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 pose l'égale liberté de tous. Plus loin, cette liberté se décline aussi en termes de liberté d'opinion (article 10) et de libre expression de ses pensées et opinions (article 11). La liberté consiste encore à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui (article 4). La seule chose qui la « borne » est donc la liberté d'autrui qui est égale à la mienne. Quant à la loi, elle est là pour déterminer où se situent ces bornes (article 4). Même la loi est donc soumise au principe d'égale liberté de chacune.
Comme chacune le sait, ces droits fondamentaux sont bafoués quotidiennement. Ils ne peuvent donc assurer en eux-mêmes notre liberté. Ils sont cependant là pour assurer un espace de relative liberté au sein duquel les principes de vie qui assurent ma vraie liberté peuvent être mis en œuvre plus aisément que si cette liberté, même relative, n'existait pas. Avec la liberté radicale offerte par le christianisme et consistant à pouvoir vivre selon ses principe va ainsi de pair la défense des libertés à tout jamais relatives dont nos lois sont garantes.