Quelle musique à l'Eglise?
Milan Kundera raconte dans Le livre du rire et de l'oubli que son père musicien qui perdait peu à peu l'usage de la parole lui avait dit avec difficulté lors d'une promenade dans la rue où ils entendaient de la musique pop : « La bêtise de la musique ». Kundera ne pouvait imaginer qu'après une vie entière consacrée à la musique, son père ait pu la considérer comme de la bêtise. Son père voulait certainement dire que la musique revenue à l'état zéro de son développement ne pouvait être considérée que comme bêtise après les sommets qu'elle avait atteint. Kundera écrit à ce propos : « Schönberg est mort, Duke Ellington est mort, mais la guitare est éternelle. L'harmonie stéréotypée, la mélodie banale et le rythme d'autant plus lancinant qu'il est plus monotone, voilà ce qui est resté de la musique, voilà l'éternité de la musique. » (p. 274s.)
J'ai bien peur qu'il faille faire le même constat à propos de ce que devient la musique d'Eglise.
Il est à ce propos symptomatique que s'installe dans bien des lieux de culte un mépris de plus en plus grand pour la « grande » musique symbolisée par la musique d'orgue. L'autre dimanche, l'entrée comme la sortie d'orgue étaient accompagnées de l'énorme brouhaha du papotage des paroissiens. Ce n'est pas que l'organiste ait été mauvais. Ce n'est pas qu'il faille tenir à l'orgue plus qu'à un ou d'autres instruments. Pourtant – particulièrement en protestantisme – la musique d'orgue avait atteint des sommets. Comme on ne comprend plus ce type de musique, on la méprise et on manque de respect pour ceux qui s'efforcent encore de la jouer, là où on n'a pas encore trouvé les gens capables de faire partie d'un band susceptible de remplacer les claviers et le pédalier. Il est vrai que l'orgue à l'Eglise faisait souvent référence à des psaumes et des chorals que les responsables des cultes programment de moins en moins souvent. Je me souviens pourtant que, voilà un peu plus de quarante ans, des paysans vaudois étaient parfois encore capables de chanter à quatre voix chorals luthériens et psaumes huguenots.
Avec ce type de musique – pourtant facile, même si « classique » – allaient de pair des paroles qui avaient du sens. Il s'agissait du texte des psaumes ; or qui oserait affirmer que les psaumes sont incapable de nourrir notre prière ? Il s'agissait de textes composés pour diverses circonstances et qui développaient une réflexion théologique à leur propos (chorals). Ces textes avaient subi l'épreuve du temps. On pouvait ne pas être d'accord avec les paroles de tel choral – trop mièvre, trop orthodoxe, trop ceci, trop cela... –, on trouvait toujours des paroles de chorals qui étaient tout a fait acceptables. Et ces textes tant des psaumes que des chorals ont formé de générations de croyants. Qu'on les chante du fond du cœur ou avec quelque réticence, ils faisaient réfléchir.
On a cru qu'il fallait « faire jeune ». On a proposé dans nos recueils, à côté des grands classiques, des chants dits plus « entraînants ». A ce propos j'ose trouver plus entraînant que tous les chants d'Eglise que je connais le psaume 68 dans sa version du psautier huguenot : « Que Dieu se montre seulement » quand il est chanté au bon rythme ! Peu à peu certaines communautés ne connaissent plus que ces chants dit « entraînants ». Elles en arrivent à renoncer aux recueils qui contiennent encore les « vieilles rengaines ». La projection des paroles des chants sur écrans aidant, on s'affranchit même des recueils pour aller puiser ici et là ce qui est à la mode. Toute une tradition se perd ainsi très rapidement sans que le nombre de participants au culte augmente du reste.
Avec la musique qui plaît et qui est donc pop-ulaire, va de pair la simplification drastique des paroles. Cette simplification qui confine à la pauvreté s'accompagne d'un sentimentalisme exacerbé. On se donne l'impression que tout cela vient du cœur : autant la musique qui en reproduit les battements que les paroles simplistes. On pense donc cette musique plus vraie.
Mais à quoi sert la musique dans le culte ? À fusionner au niveau le plus bas avec d'autres croyants peut-être encore moins exigeants que nous ? À louer Dieu en lui répétant sempiternellement la même chose, comme s'il n'avait pas déjà compris depuis belle lurette ? À exprimer un certain nombre de convictions à la face de Dieu et des hommes, voire pour se convaincre soi-même qu'elles sont vraies à force de les répéter ? À répéter tous ensemble ce que la liturgie affirme par la voix de l'officiant ?... Il vaudrait la peine que l'on se mette au clair en Eglise à ce propos. Et, ici comme en bien des choses, il y a des compatibilités et des incompatibilités avec la proclamation de la parole de Dieu, laquelle reste au cœur de la mission de l'Eglise.
Laissez-moi prendre l'exemple d'une seule incompatibilité. Un chrétien fidèle du culte de sa paroisse, mais n'hésitant pas à aller partager le culte d'autres paroisses et communautés arrive un dimanche matin dans un service où tout le début du service est fait de chants de louange qu'il ne connaît pas. Il fait des efforts pour mettre ensemble paroles affichées et musique (non affichée). Il se sent étranger dans ce lieu. Arrive heureusement une bien brève lecture biblique à laquelle se raccrocher, puis quelques paroles moralisantes un peu embrouillées qui font office de prédication, une longue prière dans laquelle on énumère outres quelques situations de l'actualité toutes sortes de personnes qu'il ne connaît pas, mais pour lesquelles il veut bien prier, et on repart dans des chants qui lui sont toujours aussi étrangers. Il était venu pour être édifié, il ne l'a pas été. Il était venu dans un lieu où il était susceptible de partager quelque chose avec des frères et sœurs en christianisme, cela n'a guère eu lieu. Il y fut étranger. Visiblement les gens qui étaient là avaient du plaisir à se retrouver, avaient du plaisir à chanter des chants qu'ils connaissaient. Pourtant l'essence d'un service religieux est-elle de se faire nombrilistiquement plaisir ?
J'écris tout cela non pas pour vanter la grande tradition liturgique réformée ou luthérienne, mais pour inciter les Eglises à prendre du temps pour réfléchir sérieusement à ce qu'elles font lorsqu'elle célèbrent un culte. Une fois cette réflexion effectuée, il leur faudra se donner les moyens de la mettre en œuvre. Espérons qu'elles créeront des musiques et des textes un peu au-dessus du degré zéro de la musique et de la prosodie. Il n'est pas nécessaire de laisser aller les choses dans toutes les directions jusqu'à atteindre leur plus petit dénominateur commun. Les communautés pour lesquelles Goudimel, Bach, Pachelbel ou François Couperin écrivaient avaient une intention, voire une vision en matière liturgique. Il est fort dommage que ce ne soit plus le cas aujourd'hui.