Le bâtard de Nazareth
Metin Arditi a fait paraître il y a peu un livre qui fait scandale : Le bâtard de Nazareth. Il part du même constat que Daniel Marguerat dans son Vie et Destin de Jésus de Nazareth. Jésus était un bâtard ou fut reçu dans son milieu comme tel. Cela explique sa proximité de tous les exclus, parias, marginalisés, hors-la-loi. Car même si Jésus a été conçu par le Saint-Esprit et non par un père humain, il devait être un paria dans son milieu.
En 1906, Albert Schweitzer publie un ouvrage qui fait toujours foi à propos des vies de Jésus. Il examine la plupart des vies de Jésus rédigées jusqu'à cette date. Il constate que leurs auteurs projettent systématiquement sur Jésus leurs propres a priori théologiques, philosophiques, psychologiques... Il ne peut en aller différemment aujourd'hui de toute vie de Jésus. Il faut donc interroger Arditi sur ses a priori, sur les lunettes qui lui font voir en Jésus un bâtard. Il s'immisce dans la psyché de Jésus et projette sur cette psyché des éléments invérifiables. Certes Metin Arditi se prévaut de son rôle de romancier. Reste qu'il psychologise le personnage de Jésus. En avons-nous les moyens et donc le droit ?
Dans un petit ouvrage paru en 2000 aux Editions du Moulin et intitulé Vivre grâce à Dieu, le message libérateur de Jésus, j'avais défendu l'idée qu'il fallait prendre la mise en garde d'A.Schweitzer absolument au sérieux. Si aujourd'hui on veut avoir accès au Jésus historique, il faut en un premier temps ne se référer qu'aux faits et éviter toute projection. Or quels sont les faits à propos du Jésus de l'histoire ? Ce sur quoi il y a un certain consensus de la part des historiens actuels, c'est que nous avons environs 150 « paroles » qui sont susceptibles de remonter sinon à Jésus, pour le moins à la plus ancienne couche de la tradition à propos de Jésus. A cela s'ajoutent quelques faits très plausibles comme l'épisode des marchands chassés du temple, la crucifixion suite à un procès pour scandale, la convivialité avec les laissés pour compte de la société d'alors... Il y a certainement beaucoup plus que cela dans les évangiles qui remonte à Jésus lui-même. On n'arrive cependant pas à prouver qu'il ne s'agit pas d'ajouts ultérieurs, d'inventions ayant pour but de dire quelque chose de la foi des premières générations chrétiennes plutôt que de faits remontant à Jésus, d'épisodes développés dans le cadre d'une polémique postérieure...
Une fois qu'on a dégagé ces paroles et éléments biographiques, il s'agit toutefois de les articuler les uns aux autres. C'est là que nous ne pouvons que projeter nos a priori. Il y a donc plusieurs reconstitutions possibles du Jésus historique, c'est-à-dire essentiellement de sa prédication et peut-être des raisons de sa passion. Certaines hypothèses à propos de cette prédication, de sa spécificité, des raisons qui ont conduit à la mort de Jésus tiennent la route. D'autres n'arrivent pas à intégrer tous les éléments « historiques » pourtant relativement peu nombreux. Ou bien elles ne permettent pas de montrer comment les divers christianismes primitifs sont nés de cette prédication... Je me suis donc prêté à l'exercice. J'ai développé l'hypothèse d'inspiration paulinienne que Jésus incitait ses contemporains à vivre « grâce à Dieu » ou « de la seule grâce de Dieu », dans la radicale dépendance de Dieu. À ce jour, je n'ai pas pris connaissance de beaucoup de réfutations de cette hypothèse qui est pourtant tout à fait réfutable, donc acceptable en tant qu'hypothèse (Karl Popper).
Sur la base de ces données historiques on ne peut donc rien dire d'historiquement prouvé à propos du caractère de Jésus, de sa personnalité, de la manière dont il concevait sa propre vie, des raisons qui l'ont peut-être amené à accepter de mourir... Fut-il un mamzer , un bâtard? L'histoire ne peut pas le dire. Elle n'en a pas les moyens. On peut encore moins dire quoi que ce soit à propos des conditions de sa conception et de sa naissance. Avec les sceptiques de tous les temps, il y a des moments où il faut accepter de suspendre son jugement.
Mais est-ce si gênant qu'on ne puisse rien « savoir » d'autre à propos du Jésus historique et qu'on ne puisse que construire des hypothèses les plus sérieuses possibles sur un nombre assez limité d'éléments ? Je n'ai personnellement pas besoin que Jésus ait été un mamzer et qu'il en ait déduit une condamnation de toutes les exclusions. De savoir qu'il a mangé avec les exclus me suffit. Et même si l'on ne savait rien du Jésus de l'histoire, le raisonnement que Paul propose aux Galates à propos des différences qui disparaissent en Christ serait pleinement suffisant (Galates 3.28).
Metin Arditi me rétorquera ici qu'en tant que romancier, il est en droit d'enjoliver la réalité à sa guise, de faire passer ses idées à propos de Jésus dans sa création littéraire. On sait qu'il s'agit d'une fiction. Il n'est que de lire l'indication qui suit le titre. Ici je réponds : Oui et Non. Oui ! la fiction permet toutes les libertés à l'imagination pourvu qu'elle se présente comme fiction. Non ! quand on aborde des faits qui pourraient être historiques dans un roman, on doit permettre au lecteur de faire la différence entre ce qui est historique et ce qui ne l'est pas. Or Arditi ne le fait pas. Je suis un énorme admirateur de Vasily Grossman et de son Vie et Destin. J'ai toutefois un reproche à lui faire : suite à la lecture si marquante de ce chef-d'oeuvre, je ne sais plus exactement ce qui s'est passé durant la bataille de Stalingrad. La fresque de Grossman efface dans ma mémoire tout ce que j'ai appris par ailleurs d'historiens chevronnés à propos de cette bataille. Le génie de Grossman efface toutes les autres informations. Le génie d'Arditi va faire que nombre de ses lecteurs vont avoir une image de Jésus qu'ils penseront historique et oublieront qu'il s'agit d'une pure invention visant à faire passer un message : l'exclusion de l'exclusion.