Justifié par grâce, ça veut dire quoi?
Plus personne ne comprend quand on parle de la grande redécouverte des Réformes protestantes du XVIe siècle et que l'on use du terme de justification par grâce. Il faut impérativement trouver des équivalents sémantiques tant au terme « justification » qu'au terme « grâce » avant que nous puissions saisir en quoi cette justification par grâce nous concerne!
Commençons par la justification. Que signifie aujourd'hui être rendu juste ? Je suis juste quand « ma valeur positive est reconnue ». Ainsi j'introduis deux notions : celles de valeur et celle de reconnaissance. Maintenant, une vie dont la valeur est reconnue est une vie qu'il vaut la peine de vivre parce qu'elle a un sens. Une vie juste a un sens. Mais dans le mot « justification », il n'y a pas seulement le terme « juste ». Il y a aussi le verbe faire. Avec ma justification, il y a quelqu'un qui reconnaît ma valeur. Ou bien quelque chose permet à ma valeur d'être reconnue. Ou encore quelqu'un ou quelque chose donne du sens à ma vie.
Ce terme de justification vient ainsi nous rejoindre dans notre quête de valeur et de sens. La question du sens de notre vie ne peut être évitée. Même quelqu'un qui affirme que sa vie n'a pas de sens affirme qu'il y a du sens à affirmer que sa vie n'a pas de sens sans quoi il ne l'affirmerait pas ! C'est ce qu'on appelle un paradoxe performatif. On prend conscience de l'importance de la quête d'un sens à sa vie lorsqu'on est confronté à son absurdité et à l'absurdité du monde dans lequel on a été jeté. Et même si le monde ne nous paraît pas absurde, la question du sens nous habite, nous tracasse, parfois nous ronge parce que le sens de ce que nous faisons et devons faire n'est pas évident. Mais le plus souvent, nous tentons de nous en divertir parce qu'elle n'a jamais jusqu'ici reçu de réponse convaincante.
Quant à notre valeur, nous sommes constamment à sa poursuite. Nous n'aimons pas être dévalorisés ou sous-évalués. Même si on reconnaît notre valeur, nous aimerions toujours en posséder davantage : être plus glorieux, plus appréciés, plus quelque chose... Car même si nous n'arrivons pas à dire clairement quel est le sens de notre vie, nous faisons tout pour la justifier, pour démontrer qu'elle n'est pas vaine, qu'elle vaut la peine d'être vécue. Certains pensent que s'ils deviennent riches et sont admirés par beaucoup, leur vie aura un sens. D'autres imaginent que faire un peu le bien autour de soi donne de la valeur à leur vie. Ils sont reconnus comme des personnes de bien. Dans ces deux exemples, ma vie a du sens parce que d'autres m'admirent, voire m'envient et m'imitent. Cette admiration s'use cependant. Il me faut en faire toujours plus pour avoir l'approbation des autres et pouvoir me dire que ma vie a quand même un sens positif. Ainsi naît la course au progrès. Par ailleurs je ne suis jamais certain que j'ai fait assez de bien ou que je suis assez riche pour valoir aux yeux pas seulement de beaucoup, mais de tous. Je vais à l'infini vouloir en faire plus sans aucune certitude d'en avoir jamais fait assez. Cette course à l'adulation maximale a des effets collatéraux. Pour donner du sens à ma vie, je vais exploiter à outrance la planète ou je vais imposer ma vision du bien à autrui... Non seulement je ne suis jamais certain de ma justification, mais mon auto-justification risque fort d'avoir des conséquences funestes.
Existe-t-il une autre réponse à la question du sens de ma vie ?
Le christianisme affirme que la justification n'est pas à conquérir, mais qu'elle est une grâce. Ici aussi il nous faut traduire ! Dans grâce, il y a le terme gratuité. Quand un roi ou un président accorde sa grâce à un condamné à mort, il offre gratuitement et contre tout jugement humain sinon son pardon, du moins une transformation de la peine encourue. Mais la grâce ne concerne en christianisme pas seulement le pardon. Elle qualifie tout don gratuit. Un don gratuit est un don qui ne requiert aucun don préalable, ni même aucun contre-don postérieur. La logique de la gratuité s'oppose à celle de la rétribution.
Jésus est venu dire à ses contemporain – et au travers de leur témoignage nous dire à nous aujourd'hui – qu'avec Dieu tout est offert gratuitement, inconditionnellement. Le père prodigue du fils prodigue refuse de le prendre à son service comme esclave ou serviteur. Il l'accueille comme le fils qu'il est sans tenir compte de tout ce qu'il aurait pu lui reprocher (Luc 15,11ss.). Le patron qui paye de la même somme les ouvriers qu'il a embauchés à la première ou à la onzième heure est humainement injuste, mais donne à chacun ce qu'il a promis, indépendamment de leurs qualités, de la quantité de travail fourni, de la peine consentie (Matthieu 20,1-16). Quand Jésus mange avec ceux que la loi réprouvait – donc des hors-la-loi – il affirme à la face de tous que ces personnes avaient une valeur infinie à ses yeux parce qu'aux yeux de Dieu (Marc2,13-17).
Quel est alors le sens de la vie de qui se sait justifié inconditionnellement, par grâce ?
Pour Jésus, celui qui justifie gratuitement, ne peut être que Dieu. Ici certains m'arrêteront pour me dire que des humains sont aussi capables de reconnaître la valeur de quelqu'un indépendamment de ses haut-faits comme de ses méfaits. Certes, mais est-ce vraiment inconditionnellement ? Est-ce que cela peut durer ? Est-ce que, même une mère qui en principe aime inconditionnellement son enfant, lui pardonne, l'accueil s'il a commis le pire crime possible ? Cette mère pardonnera-t-elle une seconde fois ? Ce doit être rare et, si cela existe, un chrétien doit reconnaître que Dieu est à l'oeuvre au travers de cette mère aimante.
Donc pour un chrétien, seul Dieu – parce que lui seul est absolu – est capable d'amour gratuit. Le chrétien reconnaît qu'il dépend de Dieu seul en tout ce qu'il est. Il en dépend plus particulièrement en ce qui a trait au sens de sa vie. Il se fera donc le serviteur de celui qui lui offre tout gratuitement : la vie, de quoi survivre, le pardon... Le sens de sa vie consiste ainsi à servir Dieu de tout son être (Marc 12,28-34). Dieu s'offre comme sens de sa vie en lui offrant la vraie vie. Comme on le sait, la première table de la loi qui consiste à aimer Dieu de tout son être est accompagnée d'une seconde table : celle qui demande d'aimer son prochain comme soi-même. Le sens de la vie est pour un chrétien d'aimer celui à qui il doit tout et d'aimer son prochain comme lui-même.
Quand on définit ainsi le sens de sa vie, on n'a plus besoin du jugement toujours contingent, jamais absolu des autres pour nous convaincre que nous sommes dans la juste voie ou que notre vie a un sens, une réelle valeur. Nous n'avons plus besoin non plus d'exploiter le monde pour nous donner l'illusion que notre vie a un sens. Nous n'avons plus rien besoin de faire pour donner du sens à notre vie. Nous agissons parce que notre vie a reçu son sens, non pour qu'elle en ait peut-être un.
Dans notre relation au monde, se savoir justifié par grâce implique que l'on serve Dieu et non que nous nous servions nous-mêmes, autrui, le grand capital, notre compte en banque, la victoire du prolétariat... Cela signifie tout spécialement que l'on cultive la planète et ne l'exploitions pas.
Dans notre relation à autrui, se savoir justifié par grâce signifie d'abord offrir à son prochain la promesse que sa vie a un sens, qu'il ou elle n'a plus besoin de faire des efforts inconsidérés et aux effets funestes pour donner du sens à sa vie. Cela pourra prendre des formes très diverses. Cependant il conviendra fondamentalement de lui redire la promesse qui donne sens à notre vie, mais aussi d'accompagner cette promesse d'actes à l'endroit de ce prochain compatibles avec elle, c'est-à-dire d'actes eux aussi totalement gratuit, sans condition. Être justifié par grâce revient ainsi à justifier aux yeux de son prochain le dieu qui rend gratuitement juste.