Liberté

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[pas de légende]

Liberté

Par Jean-Denis Kraege
16 avril 2023

De manière générale on définit la liberté comme la capacité d'être maître de sa destinée. Or le christianisme affirme qu'il n'est de bonheur pour les humains que si c'est Dieu – et non eux-mêmes – qui règne sur leur vie. Très régulièrement les chrétiens disent à Dieu : « Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Le Jésus de certains évangiles nous incite à l'imiter en disant à son Père « non ce que je veux, mais ce que tu veux ». Le christianisme qui affirme que, pour vivre en plénitude, donc pour être libre, il faut être totalement soumis à Dieu, s'en faire l'esclave, est tout simplement scandaleux!

Cette affirmation du christianisme est scandaleuse pour les êtres certains d'être libres que nous sommes tous. Il vaut pourtant la peine de se demander si ce scandale est justifié quand nous nous examinons honnêtement. De fait, notre liberté paraît être assez illusoire. A la réflexion, nous sommes bien plus déterminés que nous ne l'imaginons. Nous n'avons pas choisi de naître dans tel pays, telle année plutôt que telle autre, d'avoir reçu tels gènes de notre père et tels autres de notre mère, de vivre dans tel milieu social, d'avoir telle langue maternelle, d'avoir eu tels enseignants, tels camarades d'école, d'avoir connus tels événements personnels ou communautaires, d'avoir survécu à telles maladies, de disposer ou de ne pas disposer d'un patrimoine... Quant aux pensées qui sont les nôtres, sont-elles vraiment les nôtres ? Ne nous ont-elles pas été inculquées par notre milieu, notre éducation, la publicité, le hasard de nos lectures... ? Dès lors les choix que nous faisons sont-ils vraiment libres ou grandement déterminés ? Ne sommes-nous pas même déterminés à nous penser libres ? Et quand nous nous pensons déterminés, ne sommes-nous pas conditionnés à nous penser déterminés ? Que nous nous croyions libres ou déterminés, nous sommes privés de toute liberté.

Dans l'histoire des idées, on sait que le stoïcisme qui affirmait notre radicale détermination par les « éléments de ce monde » affirmait pourtant que, même déterminés, nous sommes capables de nous situer par rapport à ce qui nous détermine. Nous possédons ainsi une liberté intérieure. Elle nous permet de nous rire de tout ce qui nous qualifie négativement. Elle nous permet aussi de nous révolter contre le mal et de chercher à lui résister. Cette liberté nous permet même de nous suicider si nous estimons que notre sort est inacceptable.

On peut toutefois objecter deux choses au moins au stoïcisme. La première : cette liberté, parce qu'intérieure ne nous permet guère de changer le monde, d'espérer pour les générations futures un monde meilleur. Ainsi cette manière de concevoir la liberté cautionne-t-elle par trop l'ordre établi, même si elle nous permet de résister dans une certaine mesure au mal actuel.

La seconde objection consiste à remarquer que nous n'avons guère les moyens de mettre cette liberté en œuvre. En particulier, nous ne sommes pas assez libres à l'égard de nous-mêmes pour pouvoir faire les sacrifices qu'exige l'instauration de cette liberté. Il est facile de dire qu'il faut se rire du cancer qui vous tombe dessus ou qu'il faudrait prendre distance à l'égard d'une crise économique qui met votre existence en danger. Arriver à réellement s'en rire et à en prendre vraiment distance relève de l'exploit surhumain.

Le christianisme répond à ces deux objections. Commençons par la seconde. Pour le christianisme, le seul moyen de vivre vraiment libre à l'égard de tout ce qui nous détermine consiste à décider de paradoxalement se laisser déterminer par Dieu, à s'en faire l'esclave. Pour un chrétien, plus rien n'a alors d'importance sinon le service de Dieu. Tous ses attachements sont relativisés. Peu importe la maladie, la crise sanitaire ou économique, même la perspective d'une mort prochaine, l'important c'est d'être au service de Dieu. Alors je suis réellement libre, non plus au sens où je suis maître de ma vie – puisque c'est Dieu qui l'est –, mais au sens où je puis agir en total accord avec mes convictions (le droit absolu de Dieu à régner).

Cette nouvelle définition de la liberté permet de répondre à la première objection faite au stoïcisme ci-dessus. Etre chrétien, c'est, en effet, agir au service de Dieu. Ce n'est pas seulement prendre distance à l'égard de toutes choses. C'est également se sentir responsable de faire triompher la cause de celui qui me permet de me détacher de tout.

L'attachement à Dieu seul est au cœur de ce double mouvement de la vraie liberté. Attaché à Dieu, je suis détaché de tout et je sais quelle cause défendre, quel est le sens de ma vie. Quant à défendre la cause de Dieu, c'est, exprimé en termes de liberté, se battre pour que mon prochain soit aussi libéré de lui-même et que lui aussi permette à Dieu de régner, d'exercer sa liberté au travers de lui.

L'objection qu'on me fera ici sera celle-là même que je faisais aux stoïciens : est-ce que cette liberté par attachement servile à Dieu est en mon pouvoir ? comment faire pour me détacher de moi-même et n'être attaché qu'à Dieu ? Le chrétien confesse que cela n'est pas en son pouvoir. Il n'est pas libre de se défaire de sa vieille idée de liberté. S'il arrive à se libérer de tous ses attachements, il confesse que c'est l'oeuvre de Dieu-Esprit en lui. Il n'est pas libre d'être libre. Il lui faut s'accepter prédestiné à la liberté, autre paradoxe scandaleux !

Par ailleurs, l'action libératrice de Dieu-Esprit pourrait bien passer par l'incitation qu'il nous adresse d'imiter celui qui fut l'homme libre par excellence et, à ce titre, fils de Dieu : Jésus de Nazareth. Il fut libre à l'égard de la loi comme du temple, les deux piliers de la société et de la religion de son temps. Il fut non seulement libre, mais partagea sa liberté avec d'autres. Les récits de miracles des évangiles sont autant de récits de libération. Et c'est lorsqu'il est confronté à la plus radicale détermination de nos vies : celle de la mort que, à Gethsémani, Jésus donne la recette de sa radicale liberté en criant à Dieu : « Non ce que je veux, mais ce que Tu veux » (Marc 14.36).