Retraites, travail et sens de la vie
Les grèves françaises de ces derniers temps qui tournent parfois à l'émeute ont pour principale raison aux yeux d'un grand nombre de protestataires l'âge de la retraite qui passe de 62 à 64 ans. Cette augmentation du nombre d'années de travail met en évidence le peu de sens que possèdent beaucoup de formes de travail, mais aussi le peu de sens de bien des vies en France et partout dans le monde. Et là le christianisme a quelque chose à proposer.
Il faut d'abord insister sur le fait qu'existent des métiers qui usent plus que d'autres. Beaucoup de maçons, beaucoup d'infirmières – et ce ne sont que deux exemples parmi d'autres – sont épuisés physiquement à 62 ans et même avant. Il serait normal que, pour ces métiers pénibles, l'âge de la retraite soit aménagé. Seconde remarque en préambule : il y a d'autres raisons d'être mécontent de la réforme française des retraites, en particulier l'obligation d'avoir un complément privé aux prestations publiques en baisse pour avoir une retraite « correcte ». Je m'intéresse pourtant ici non à la réforme des retraites en elle-même, mais aux réactions principalement centrées autour de l'élévation de l'âge d'entrée en retraite.
Pour tous les autres métiers que ceux particulièrement pénibles, deux cas de figures s'imposent. Dans un premier cas, le travail que font certains n'a aucun sens. Laver à longueur de journée sols et carreaux, coudre les mêmes coutures pendant des mois avant de passer à la couture d'autres coutures pendant d'autres mois, faire la toilette de personnes âgées à la chaîne en un temps calibré n'a guère de sens. On comprend que ces travailleurs et ces travailleuses attendent avec impatience la pause, la fin de la journée de travail, les congés hebdomadaires, les vacances et la retraite. Ces personnes ne travaillent que par obligation, pour obtenir un salaire, au demeurant souvent maigre.
L'autre cas de figure est celui où le travail semble être une punition dont il s'agit de s'affranchir au plus vite. Vous connaissez le stéréotype : à la question « Comment ça va ? », on vous répond : « Comme un lundi matin » ! Il paraît que, dans certains bureaux, dès le mercredi la conversation est essentiellement axée sur le prochain week-end alors que jusque-là elle était centrée sur le week-end précédent. Le travail que font ces personnes pourrait pourtant avoir du sens. On pourrait s'enthousiasmer pour son travail au point de regretter que l'équipe de relève arrive déjà. Il y a pourtant un consensus comme quoi le travail est par définition pénible, ennuyeux, tuant même. C'est un peu comme les rumeurs : on ne sait comment la mentalité dépréciant systématiquement tout travail s'est installée dans les esprits. Le fait est qu'après peut-être quelques premiers mois ou années d'enthousiasme dans un emploi, il va de soi que n'importe quel labeur doit être décrié. Tout au plus quand on a une possibilité d'avancement vers un poste où l'on gagne plus, où l'on peut être chef – donc s'imagine-t-on travailler moins ou de manière moins pénible – , se donne-t-on quelque peine à peiner. Mais, même en pareilles circonstances, cela n'empêche pas de compter les mois, puis les jours jusqu'au prochain week-end, aux prochaines vacances... Les travaux que font les travailleurs de cette catégories ne sont pas dénués de sens. C'est la vie de ces travailleurs qui n'a pas de sens ou dont le sens de la vie est uniquement d'en jouir, ce qui est effectivement incompatible avec leur travail.
Nous avons donc deux grandes catégories de travailleuses et de travailleurs : celles et ceux dont le travail n'a pas et ne peut avoir de sens et celles et ceux qui n'ont pas de sens à leur vie, donc à leur travail. Pour la plupart, la question de l'âge de la retraite est ainsi une question de sens à sa vie.
Or je prétends qu'à ce propos le christianisme a des choses à dire ! Jésus est venu proposer un sens à la vie humaine. Pour lui le sens de la vie consistait à servir Dieu. Il semble avoir tout relu de sa vie à partir de ce mot d'ordre : faire la volonté de Dieu, non la sienne (Marc 14.36). A un scribe qui l'interroge à propos du plus grand des commandements, il répond : « Aimer le seigneur, son Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute son intelligence et de toute sa force » et « aimer son prochain comme soi-même » (cf. Marc 12.28ss.). Il apprend à ses disciples à dire à leur Père qui est dans les cieux : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».
Mais comment se peut-il que faire la volonté de Dieu dans l'amour de son prochain comme de soi-même donne sens à mon travail ? Il n'est que de considérer les rues de Paris jonchées de détritus suites à la grève des éboueurs pour le deviner ou l'imaginer. Je ne porte ici aucun jugement sur la bien-fondé de cette grève des éboueurs. Je relève simplement que le travail d'éboueur, si fastidieux soit-il, peut avoir du sens en temps normal, comme service rendu au prochain et au travers du prochain comme service de Dieu. Il fut un temps où on parlait de vocation à propos de métiers dont souvent on se permettait d'exiger plus que d'autres. Et bien on peut entendre un vocation divine à être éboueur autant qu'infirmière ou prêtre. J'ai connu un maçon indépendant qui travaillait encore à plus de 70 ans, le sourire aux lèvres. Pendant des années de vache maigre, il avait partagé ce qu'il avait mis de côté pour sa retraite avec son employé dont l'assurance chômage était insuffisante pour permettre à sa famille de vivre décemment. A plus de 70 ans, il continuait à travailler pour compenser l'argent alors partagé avec son prochain. Son travail avait un sens parce que sa vie en avait un.
Ici on me rétorquera qu'il n'est pas besoin d'être chrétien pour se dire que le sens de sa vie consiste à aimer son prochain comme soi-même. Répondre à cette objection méritera que je lui consacre la place nécessaire, c'est-à-dire l'entier d'un autre blog. Car pour l'instant, il me faut encore parler de ceux dont le travail est aliénant parce qu'il n'a pas de sens et même enlève tout sens à une bonne part de ce qu'ils sont. J'ai connu un facteur qui travaillait dans une région où l'habitat est particulièrement clairsemé. Il ravitaillait, en hiver surtout, certaines personnes âgées. Au long de l'année il apportait des nouvelles depuis d'autres fermes. Ici ou là, il buvait rapidement un café et faisait trois minutes de causette. Tout cela est terminé depuis bien longtemps. Tout les actes de ses successeurs sont minutés à la seconde près, les boîtes au lettres ont été regroupées par « quartiers », ils font partie d'une équipe dont chaque membre connaît cinq tournées différentes et chaque tournée est pour le moins trois fois plus importante que précédemment. Contre ce genre de travail déshumanisé et déshumanisant, le chrétien doit résister. Car qu'on n'aille pas prétendre que, dans ces conditions, le facteur qui n'a plus que le temps de faire un vague signe de la main depuis sa voiture aux personnes qu'il croise sans ne plus même savoir leur nom peut encore considérer son travail comme service de Dieu parce que du prochain !
Quand on y réfléchit un tant soit peu, servir Dieu et son prochain comme soi-même a des exigences énormes. Et ce service qui est le sens d'une vie ne prend pas fin avec le travail chaque soir, le week-end, pendant les vacances, à la retraite. Il se poursuit aussi longtemps que Dieu nous donne le souffle et la force de le servir de tout notre être, le sourire aux lèvres.