Par-delà le crépuscule paroissial

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[pas de légende]

Par-delà le crépuscule paroissial

Par Jean-Christophe Emery
22 juillet 2021

Depuis quelques années, l’Église réformée vaudoise est traversée par un champ de tensions entre perspectives centripètes, dont l’optique est de renforcer les effectifs cantonaux, et élans centrifuges, plaidant pour une décentralisation des forces. Le débat autour de l’affectation des ressources n’est que la pointe des changements qui se profilent. Cet article se propose de parcourir et de mettre en perspective ces motifs.

Tapie derrière le climat d’épuisement qui touche plus de 40% des pasteurs (et probablement les diacres et d'autres également) la lente érosion des paroisses[1] génère des préoccupations légitimes assorties d’une accumulation de stress et de doutes. Comment recruter des membres pour le Conseil ? Comment boucler les budgets alors que les dons diminuent ? Comment générer de l’intérêt quand les paroissiens du fichier boudent les activités proposées ? Comment élargir et rajeunir le cercle des bénévoles impliqués dans les divers engagements ? La litanie des interrogations anxiogènes étouffe bon nombre de paroisses et pèse sur le baromètre intérieur des fidèles et des professionnels.

Une charge de tensions

Ce constat s’accompagne de multiples revendications à l’égard des instances exécutives cantonales. Il faudrait que les postes libres soient pourvus rapidement et que le casting soit acceptable, que le poids des finances soit allégé, que l’autonomie locale soit large et s’affranchisse des corsets règlementaires, que les conflits soient efficacement pris en charge, que les actions locales soient valorisées et soutenues, etc. Ces pressions, parfois exprimées avec force, peuvent être ressenties par les acteurs des structures cantonales comme autant de manifestations d’une forme de clientélisme. Malgré les efforts, le dialogue s’enlise facilement en accusations réciproques et les doubles contraintes sont nombreuses. Pour couronner le tout, les complexités de la machinerie institutionnelle ne favorisent pas les solutions souples et rapides.

L’obsolescence des paroisses[2]

Le maillage territorial paroissial procède de l’héritage lointain d’un christianisme antique préoccupé par sa couverture de l’ensemble d’un territoire[3]. Elle n’est pas une particularité réformée et elle s’adosse aux réalités politiques. Elle ne répond pas avant tout à une nécessité théologique, mais s’inscrit dans une forme de gestion d’ordre pratique (managériale). Du point de vue sociologique, son affaissement est lié à deux éléments concomitants : l’érosion du soutien des pouvoirs publics et le changement des habitudes des populations[4]. En dépit de ce constat, bon nombre de paroisses résistent à l’idée de changer de modèle et leurs arguments ne répondent pas exclusivement à des préoccupations conservatrices.

Des motifs théologiques

Le modèle territorial permettrait en effet d’incarner au mieux le fameux principe du multitudinisme dont le protestantisme réformé est si fier[5]. Il s’associe à l’idée que l’Évangile ne concerne pas qu’un groupe particulier et qu’il n’appartient pas à l’Église de définir ses propres frontières. L’horizon de la prédication chrétienne vise le « peuple tout entier » et la communauté ne peut en aucun cas se considérer comme un lieu privatisé[6]. La reconnaissance des paroisses et leur forte intrication avec la vie socio-culturelle locale est une réalité bien tangible en de nombreux endroits. Mais à bien y réfléchir, la force de l’union entre le quadrillage territorial et le multitudinisme n’est plus si évidente. Popularisé dans la tradition réformée par Alexandre Vinet, le mot « multitudiniste » était d’ailleurs à l’origine destiné à qualifier une Église séparée de l’État et, néanmoins, ouverte sur un fond social inclusif[7]. Aujourd’hui, la qualité de l’insertion dans le tissu social n’est pas concomitante au quadrillage paroissial, l’exemple du Lab à Genève en constitue un exemple frappant. Et même s’il y aurait à pondérer une telle déclaration par des différences entre réalités urbaines et rurales, les données sociologiques parlent d’elles-mêmes.

Perspectives contemporaines

En Suisse romande, le modèle paroissial évolue au gré de fusions entre paroisses (Neuchâtel), de la gestion d’un échelon régional et des tiraillements qui en résultent (Vaud) et même de l’abandon quasi complet du modèle territorial (Genève). Ces évolutions récentes ne sont pas achevées et révèlent la grande fragilité du filet territorial. Malheureusement, le maintien de ce système statique est largement énergivore. Il contribue à appesantir le climat car une part importante des forces alimente la bureaucratie plutôt que l’activité. La diminution de la pratique génère incertitudes, questions, dénis ou fuites en avant. De plus, les réorganisations sont souvent contestées à l’interne et peu comprises du grand public. Elles ne suscitent pas d’élan d’enthousiasme et alourdissent les frictions mentionnées plus haut. Les réformés romands donnent l’impression de mettre la priorité sur leurs structures plutôt que sur leur présence dans la société. Pourtant, le modèle paroissial actuel se prétend stable et durable. Il se dote de garde-fous pour gérer les dérives éventuelles et jouit d’une assise sociale encore confortable.

Alors quoi ?

Peut-être faut-il commencer par admettre qu’aucun groupe ecclésial ne peut prétendre s’adresser à tout le spectre social d’un territoire donné. Il s’agit de renoncer à cette utopie pour envisager sereinement d’autres modalités de présence. La paroisse pourrait, dès lors, admettre que sa réalité consiste déjà à accueillir en son sein des cercles disjoints de personnes. Les catéchumènes et le groupe de tricoteuses (quand ils existent) ont peu de loisir d’unir leurs activités. La réalité paroissiale ne peut pas (plus ?) être représentée par un schéma de cercles concentriques correspondant à des réalités sociales d’un territoire donné. Les professionnels représentent fréquemment le lien privilégié, voir unique, entre des groupes éparpillés. Ainsi, la structure règlementaire définie par un fonctionnement centralisé (assemblée, conseil, etc.) ne correspond-elle que très partiellement à l’observation sociologique. Indéniablement, le modèle actuel est en cours de profonde transformation.

Par-delà le crépuscule

Ainsi brossé, le tableau est bien sombre. A mon sens, ce constat ne doit pas conduire à un défaitisme fataliste ou à une contestation de principe, mais bien engager à un renouveau intérieur. L’Église paroissiale n’a bientôt plus rien à perdre. Dès lors, elle (re)trouve une forme de liberté qui peut l’engager à explorer des sentiers nouveaux, à (re)nouer avec une fraîcheur, portée par la conviction qu’elle n’a pas à se sauver elle-même ou à sauver le monde.  Ainsi pourra-t-elle peut-être dégager une forme de fluidité déjà présente dans le haut Moyen-Âge, avant sa fixation dans des structures politico-religieuse lourdes dès l’ère carolingienne. Le médiéviste français Michel Lauwers le résume ainsi[8] :

Le mot parochia fut donc utilisé de manière privilégiée pour signifier le lien qui devait se nouer entre des groupes de fidèles et l'autorité ecclésiastique ; ce lien, qui supposait des déplacements, se cristallisait autour des lieux de culte.

Progressivement, la notion de paroisse territoriale traverse une mutation au profit de réseaux et de groupes communautaires dont la mission consiste à générer des espaces de vie, de justice, d’espérance et de paix. Sans autre but que de se laisser porter par cette Parole qui la nourrit dès son origine et lui confère une saveur de Royaume.

 

[1] Je me réfère ici à la notion de paroisse en tant qu’entité associée à un maillage territorial et non pas à la communauté formée des croyants rassemblés.

[2] Tétaz, Jean-Marc, L’obsolescence de la paroisse, in Revue des Cèdres 46, Lausanne, 2017, pp. 23-32.

[3] La sémantique de la parochia médiévale est diverse et la superposition du maillage politique et territorial souffre longtemps d’une certaine fluidité. Voire plus loin, note 8.

[4] Les théories sur la sécularisation sont nombreuses. Je n’entre pas ici dans les détails.

[5] Reymond, Bernard, Le multitudinisme : hier et aujourd’hui, in Revue des Cèdres 44, Lausanne, 2015, pp. 90-92

[6] Dans le canton de Vaud, le fait que les Églises exercent leur mission au service de tous est inscrit dans la loi qui régit les relations à l’État des Églises reconnues de droit public.

[7] Reymond, Op. cit.

[8] LAUWERS, Michel, Paroisse, paroissiens et territoire. Remarques sur parochia dans les textes latins du Moyen Âge, in Médiévales 49, 2005. PP 11-32. Lire l'article complet.