Conflit Israël-Palestine: les préoccupations de l'EERS pour la Journée mondiale de prière
La liturgie de la Journée mondiale de prière (JMP) de cette année, traditionnellement célébrée le premier vendredi du mois de mars, a été préparée par un groupe oecuménique de femmes chrétiennes palestiniennes. La coïncidence avec l'actualité est fortuite, les pays invités à proposer la liturgie sont choisis quatre années d'avance. Le 12 décembre dernier le Conseil de l'Eglise évangélique réformée de Suisse (EERS) a publié un communiqué de presse, dans lequel il se déclare "favorable à ce que la JMP organisée par un comité de femmes palestiniennes se tient au printemps 2024". Rappelant le thème ".... par le lien de la paix", le Conseil recommande aux Eglises membres de ne pas renoncer à la tenue des cultes et autre manifestations prévus pour la Journée mondiale de prière. Mais le Conseil s'oppose aussi "à toute instrumentalisation de la JMP au profit d'un positionnement unilatéral dans le conflit armé actuel et de la situation politique au Moyen Orient". A cette fin le Conseil a publié un Recueil de recommandations, dans lequel il recommande aux Eglises membres d'éviter deux notions qui sont citées dans la liturgie proposée: le "Nakba" et le symbole de la clé. 'Nakba' veut dire catastrophe en arabe. Pour les Palestiniennes et les Palestiniens, il désigne la catastrophe que leur peuple a subie en 1948, lorsque 750'000 hommes, femmes et enfants ont été chassés de la Palestine et contraints de se réfugier dans les pays avoisinants. Quant au symbole de la clé, beaucoup d'entre eux ont dans leur fuite pris la clé de leur maison avec eux, en fermant la porte derrière eux. Ils l'ont gardée dans l'attente de pouvoir rentrer un jour, et la montrent volontiers comme symbole de cet espoir. Dans sa justification concernant le mot "nakba", le Conseil dit que "du côté palestinien, le jour de l'indépendance d'Israël est désigné comme "an-Nakba" (la catastrophe, le malheur)".
Le Conseil passe entièrement sous silence la réalité historique à laquelle se réfère la liturgie, à savoir l'expulsion brutale et violente de 750'000 personnes. Celle-ci n'est pas mentionnée du tout. Selon le Conseil, "nakba" est un mot "politiquement chargé, polysémique et ambigu" et est "étroitement lié à la complète remise en question de l'Etat d'Israël". Dire cela revient à porter d'emblée un jugement politique et moral, sans même rappeler d'abord correctement les faits. Le peuple palestinien n'est pas le seul à nourrir dans son patrimoine national un mot, lié à son histoire et son vécu, qui a pour ce peuple un sens particulier et inaltérable. Que ce mot puisse être chargé politiquement ne change en rien sa signification irremplaçable pour le peuple en question. Les chrétiens et chrétiennes palestinien-ne-s et leurs Eglises partagent pleinement ce patrimoine de leur peuple. Vouloir célébrer notre solidarité avec nos sœurs et frères en Christ de Palestine à travers la JMP, en évitant le mot "nakba" vide cette solidarité de sens, et pire encore, revient à trahir un élément de la liturgie qui est essentiel pour elles et eux. Au sujet de la clé, l'argumentation du Conseil de l'EERS procède de la même façon. Reconnaissant qu'elle est le symbole de l'espérance de la patrie perdue, il note que "de nombreuses familles réfugiées palestiniennes possèdent encore la clé de leur ancienne maison, même si celles-ci ont disparu pour la plupart (sic!)", ajoute que "la clé sert aussi à revendiquer le droit à la terre" et qu'en outre, "ce symbole s'accompagne parfois de l'idée d'éliminer à jamais la population israélienne". Il n'y a pas un mot sur le fait que des centaines de milliers de ces familles palestiniennes réfugiées continuent d'être entassées dans des camps de réfugiés depuis 75 ans. Ni sur le droit au retour de réfugiés, qui est un droit fondamental reconnu par les Nations Unies. La forme que ce retour doit prendre dans le cas du conflit Israël-Palestine demande certes une solution politique qui respecte le droit indéniable de l'existence d'Israël, mais aussi celui des Palestiniens. La solution des deux Etats avait été saluée par la grande majorité des Palestiniens comme la réponse à leur espoir. La politique de colonies d'Israël a rendu cette solution inopérante pour toujours. Le Conseil de l'EERS estime que du point de vu israélien, la clé est "le signe d'une interprétation unilatérale de l'histoire et de la non-acceptation fondamentale d'un Etat démocratique". Sans entrer dans le débat de savoir si un Etat qui se définit désormais comme juif est encore démocratique dans le vrai sens du mot, on est en droit de constater que pour le moins, l'unilatéralité n'est pas exclusivement palestinienne...
Pour les femmes palestiniennes qui ont rédigé la liturgie, et pour la grande majorité du peuple palestinien, la clé n'est pas le symbole d'une menace mais celui de la demande qu'un jour justice leur soit rendue. Ôter ce symbole de la liturgie revient à leur ôter l'essentiel même de leur combat. De toute évidence, en formulant ces recommandations, la préoccupation du Conseil a été d'éviter les mots qui heurtent, ou qui peuvent heurter, les Juives et les Juifs. Heurter les Palestiniennes et les Palestiniens en évitant à dessein ces mots ne semble pas le préoccuper outre mesure. Dans le communiqué du 12 décembre le Conseil de l'EERS se dit "conscient du lien qui l'unit aux Eglises palestiniennes et à leur engagement pour toutes les Palestiniennes et tous les Palestiniens". Horrifié par l'attaque brutale et sans égard pour la dignité humaine menée par le mouvement terroriste du Hamas contre les habitantes et les habitants d'Israël le 7 octobre, il condamne fermement "toute forme de remise en cause du droit de l'Etat d'Israël à exister". Il exprime à nouveau "sa compassion et sa solidarité à l'égard de ses concitoyennes et de ses concitoyens juifs, ici en Suisse, et il soutient tous les efforts visant à combattre tout germe d'antisémitisme dans notre pays". On ne peut que se joindre à ses mots. Le communiqué se réfère à la séance du Conseil de l'EERS du 5 et 6 décembre. A cette date, la population de Gaza subit des bombardements meurtriers ininterrompus depuis six semaines (à part la trêve de six jours). Le Conseil n'a pas estimé nécessaire de faire part de sa compassion avec la population civile de Gaza, ni avec ces concitoyennes et concitoyens palestiniens ici en Suisse...
Le communiqué de presse porte comme titre: Plaider pour une paix juste en Israël/Palestine. Constatant que les effets dévastateurs de la spirale de la violence en Israël et dans les territoires palestiniens frappent l'ensemble des habitants et habitantes de la région, qu'ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, le Conseil de l'EERS est convaincu "qu'une cohabitation juste et pacifique est impossible tant que les parties ne trouveront pas un terrain d'entente culturel et interreligieux". Le Conseil y voit "la condition pour que les individus puissent ensuite se rencontrer dans le respect de leur histoire et dans la reconnaissance mutuelle de leur dignité". C'est juste, mais comme plaidoyer pour une paix juste en Israël-Palestine c'est un peu court. La question fondamentale n'est pas seulement culturelle et interreligieuse, elle est avant tout politique. En parlant dans ses recommandations du symbole de la clé, le Conseil de l'EERS suggère de préférer plutôt le symbole du rameau d'olivier. Face à la situation dramatique du massacre perpétré par le Hamas et la guerre totale menée par Israël en représailles, la réaction de la plupart des églises est effectivement d'appeler à la paix et à la prière pour la paix. Mais l'appel à la paix reste vain s'il n'est pas accompagné d'un appel à la justice. Or, appeler à la justice demande de se positionner par rapport au conflit qui est la cause de la violence. La complexité du conflit Israélo-Palestinien rend tout positionnement difficile, et cela d'autant plus en raison de la signification religieuse et politique que la terre et l'Etat d'Israël ont pour les Eglises. Mais il y a une chose évidente: le conflit oppose un Etat puissant, soutenu par des puissants de ce monde, doté d'une armée puissante, à un peuple démuni et abandonné à son sort. Plaider pour une paix juste en Israël/Palestine serait infiniment plus fidèle au message de l'Evangile si en même temps l'EERS élevait clairement sa voix en faveur de la justice pour la partie la plus faible du conflit, le peuple palestinien.