Crise de la croix, perte de maîtrise et guérison

László Moholy-Nagy – A 19 – 1927 / László Moholy-Nagy – A 19 – 1927
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László Moholy-Nagy – A 19 – 1927
László Moholy-Nagy – A 19 – 1927

Crise de la croix, perte de maîtrise et guérison

Par Gilles Bourquin
30 mars 2024

Relier le scandale de la mort du Christ en croix à un processus de guérison peut sembler un exercice intellectuel de haute voltige. Or, la démarche est suggérée par un passage du livre du prophète Esaïe qui décrit les souffrances du serviteur de Dieu, que les auteurs du Nouveau Testament identifient à Jésus: « la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui, et dans ses plaies se trouvait notre guérison » (Es 53,5 ; voir 1 Pierre 2,24).

La mort du Christ: Un processus maîtrisé

Dans un premier temps, je vais distinguer deux grandes tendances de compréhension du sens de la crucifixion de Jésus que l’on peut dégager des Ecritures bibliques. Un premier groupe d’interprétations présente la Passion du Christ dans une perspective rassurante, comme un processus planifié par Dieu, annoncé par les prophètes, connu, assumé et maîtrisé par Jésus lui-même, qui accepte de mourir dans un but défini d’avance.

Dans la mentalité habituelle des chrétiens, la mort du Christ est surtout perçue comme un aboutissement programmé de son ministère, que l’intéressé lui-même annonce à ses disciples bien avant qu’elle n’arrive (voir Mc 8,31-9,1 et les passages parallèles chez Mt et Lc). Qui plus est, juste avant son supplice, Jésus se montre capable d’en donner la signification précise : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude » (voir Mc 14,24 et les passages parallèles chez Mt, Lc et en 1 Co).

Selon cette perspective, la mort du Christ est totalement inimitable, car elle est le fait d’un homme qui est à la fois Dieu, ou qui représente pleinement le divin dans le genre humain, par sa capacité de s’offrir à autrui dans un amour sans limites, entièrement généreux et victorieux du mal. Cette mort divinement supportée est ainsi dédramatisée et sanctifiée au point de devenir rassurante, saturée d’amour. Elle est ainsi un événement expiatoire : Jésus absorbe en lui-même le péché des croyants ou des hommes en général, il endosse la faute des injustes et subit à leur place leur châtiment, en se sacrifiant en faveur des coupables, selon le sens esquissé par le prophète Esaïe: Cet échange des rôles entre le Christ et les pécheurs, qui porte le nom de rédemption, s’inspire en effet de la prophétie du Serviteur souffrant (Es 53).

La mort du Christ: Un dérapage incontrôlé

Le second groupe d’interprétations est plus réaliste, mais aussi plus dérangeant et déstabilisant. Les événements de la Passion y sont perçus comme un dérapage non maîtrisé, une crise sociale et politique chaotique et absurde, que personne n’avait pu prévoir de façon certaine. A s’enfermer dans une logique un peu trop bien huilée de la Passion, on esquive cette dimension ingérable et traumatisante d’une succession de procès expéditifs qui a dégénéré dans la violence arbitraire du mépris. En supposant une mort planifiée, on omet de reconnaître que les explications théologiques de la Passion ont été développées après le regain d’espérance suscité par les apparitions du Ressuscité aux disciples.

En effet, avant les expériences de résurrection, la mort du Messie (ce mot est l’équivalent hébreu de Christ, « oint ») a été perçue par ses disciples et les habitants de Jérusalem comme un échec flagrant de son programme sur tous les plans (théologique, thérapeutique, psychique, spirituel, social, etc.). Ce discrédit a eu des effets désastreux, jusqu’à l’abandon de ses propres disciples consternés, ayant perdu la foi en lui. Nous pouvons considérer que Jésus est mort en ayant l’impression d’être seul face à l’insuccès de sa mission.

Le sentiment que Jésus a subi un revers fatidique se manifeste notamment dans le récit des événements de la Passion que les disciples d’Emmaüs adressent au Ressuscité lui-même, ne l’ayant pas encore reconnu : « [Es-tu le seul à ignorer] ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple : comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié ; et nous, nous espérions qu’il était celui qui allait délivrer Israël » (Lc 24,19-21). La déception vis-à-vis des attentes messianiques inespérées des disciples envers leur Maître déchu se lit clairement dans ces paroles.

Sous cet angle, Jésus est victime d’un mal que sa mission a induit et qui désormais le dépasse. Ses pratiques populaires et ses enseignements insoumis ont abouti à une crise généralisée de la société juive et des croyances du judaïsme de son temps. Son influence considérable sur les consciences s’est muée en une déstabilisation sociale et religieuse, qui s’est répercutée en un drame lié à sa personne. Autant les adversaires de Jésus que ses disciples ont été profondément perturbés par la manière dont la situation a brusquement basculé. Un mal qui était sournois, caché dans les tensions extrêmes entre Jésus et les autorités religieuses juives, a subitement fait irruption en surface, se manifestant par une précipitation d’événements incontrôlables et violents.

Crise de la croix, perte de maîtrise et guérison

En quoi une telle crise a-t-elle pu être salutaire et thérapeutique ? Si on l’interprète comme un processus maîtrisé, on peut y voir l’occasion d’un salut qui opère « mécaniquement » au travers de la mort du Rédempteur, sans lien avec les causes sociales et religieuses réelles de la crise. Si au contraire on l’interprète comme un dérapage socialement incontrôlé, on peut y voir une catastrophe qui révèle un certain nombre de dysfonctionnements profonds de la société du temps de Jésus, tant sur les plans social, religieux et politique. Seulement dans ce second cas, la crise de la croix peut être perçue comme une étape thérapeutique de guérison, une perte de maîtrise nécessitant des remises en question considérables, salutaires à moyen et long terme pour le monde humain.

De manière générale, la guérison, tant au niveau des individus que de la société dans son ensemble, est le plus souvent rendue possible au travers d’une crise. Lors de la crise, la douleur empire momentanément. En rendant le mal visible, elle nécessite son traitement. Ainsi, dans un premier temps, la crise révèle le mal, puis dans un second temps, elle induit le processus thérapeutique de retour au calme.

La guérison du corps, de l’âme ou du tissus social n’est donc pas un processus linéaire, régulier, progressif, mais elle implique une succession de crises plus ou moins intenses, qui montrent que la façon dont on vivait auparavant sous-estimait et renforçait un mal méconnu ou ignoré. La crise est donc utile, car elle manifeste de manière indéniable qu’un changement de mode de vie est indispensable pour survivre. La crise place le mal qu’on ne voulait pas voir en pleine lumière (Jn 3,19-21). Elle nous dérange profondément, mais elle est salutaire et thérapeutique, car elle évite que le mal refoulé continue de prospérer.

La Passion du Christ: Révélation salutaire du péché de l'humanité

En revenant pour terminer au sens universel de la Passion du Christ, nous pouvons considérer qu’elle révèle un mal inavoué qui caractérise toutes les civilisations humaines. La crise qui a suscité, et que suscite la mort du Christ, est salutaire, thérapeutique et guérissante, en ce qu’elle combat l’illusion d’innocence, de perfection, d’autosuffisance, qui cache nos responsabilités réelles dans les difficultés de la vie. La crise de la croix génère une douloureuse et bienheureuse désillusion, que nous préférerions à tout prix éviter.

Quelle que soit notre perception du projet divin dans la mort du Sauveur, nous pouvons reconnaître que la mort du Christ est un symbole qui met en crise l’humanité entière, dans toute l’épaisseur de sa fibre somatique, psychique, spirituelle, relationnelle, sociale, politique, écologique, etc. Le Christ guérit l’humanité en révélant le péché par sa mort. La croix brise définitivement notre illusion de pureté, en nous rendant conscients d’un mal inscrit dans notre nature, lequel nécessite constamment d’être remis en lumière, afin de nous réorienter vers la guérison. Son stade ultime ne peut être atteint qu’au travers de la mort, comprise comme la crise qui nous libère définitivement de nous-mêmes et nous restitue à nous-mêmes sous une forme renouvelée.

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