Célébration de l'Unité chrétienne : Jonas selon Augustin, Luther et Calvin
Saint Augustin, Martin Luther et Jean Calvin se servent du même texte du prophète Jonas au sujet de la conversion des habitants de Ninive (Jon 3), pour justifier chacun leur propre doctrine. Cela démontre la multiplicité des interprétations de la Bible au cours de l'histoire de l'Eglise, chaque théologien cherchant à s'emparer de l'autorité de la Bible pour affirmer son enseignement.
Le prophète Jonas selon Saint Augustin (354-430)
Dans son œuvre maitresse, La Cité de Dieu, la préoccupation première de Saint Augustin, le plus grand des Pères de l'Eglise, concerne un problème textuel : « Comment saurais-je si le prophète Jonas a dit aux habitants de Ninive : ‘Encore trois jours, et Ninive sera détruite’, ou ‘Encore quarante jours…’(Jon 3,4) » (Volume 3, Seuil, 1993, p,70-71, Livre XVIII, Chapitre XLIV, pour ttes les citations). En effet, les Septante (à savoir les traducteurs de la Bible juive en grec au IIIe et IIe siècle avant J.-C., à Alexandrie selon la tradition) écrivent « trois jours », tandis que le texte hébreu, qui a la préférence de Saint Augustin, indique « quarante jours ». Aujourd'hui, nous aurions tendance à dire qu'il s'agit d'une erreur de copie de la part du traducteur grec, qui a fait une confusion avec le chiffre trois du chapitre précédent du livre de Jonas (2,1).
Mais selon Augustin, conformément aux idées de son temps, « c’est un fait réel que le prophète fut trois jours dans les entrailles du monstre » et « ces faits sont réellement arrivés dans la cité de Ninive ». Donc, Augustin doit-il conclure qu’un des deux textes, soit de la Bible hébraïque soit des Septante grecque, contient un faux nombre de jours ? Comment donc peut-il parvenir à conserver leur autorité aux deux versions, car à ses yeux, « l’une et l’autre est une et divine » ? En effet, étant donné que l'apôtre Paul cite les Septante dans ses épîtres, et non la Bible hébraïque, il semble nécessaire pour le christianisme de reconnaître aux deux versions la même autorité.
La réponse d’Augustin est subtile : Il suppose que les deux textes concourent, « bien que sous une forme différente, à former un seul et même sens, et invitent le lecteur à s’élever, sans mépriser l’autorité ni de l’hébreu ni des Septante, au-dessus de l’histoire jusqu’à la recherche des réalités que l’histoire a dû figurer ». En d’autres termes, le fait qu’il existe deux versions incompatibles du texte (trois ou quarante jours), conduit à rechercher un sens figuré du texte, et pour Augustin, cette signification symbolique est toute trouvée : « c’est le Christ lui-même que désignent ces quarante jours ou ces trois jours ; quarante, car tel est le nombre de jours qu’il passe avec ses disciples après sa résurrection avant de monter au ciel ; trois, car il ressuscite le troisième jour » (voir le texte complet du chapitre XLIV dans l'excursus sur mon site). Les Septante font donc œuvre de prophètes, en permettant de lire en Jonas à la fois l’ascension et la résurrection du Christ. Selon cette logique, Augustin prolonge Matthieu 12,40, qui compare déjà les trois jours de Jonas sous la mer, et les trois jours du Christ "dans le sein de la terre".
Nous percevons ainsi que Saint Augustin, qui vit dans les premiers siècles de l’Eglise, a pour objectif de démontrer, au travers des différentes versions hébraïque et grecque du livre de Jonas, que la révélation chrétienne se trouve déjà cachée dans les Ecritures juives.
Le prophète Jonas selon Martin Luther (1483-1546)
Venons-en à présent aux deux auteurs protestants, dont les préoccupations sont très différentes de celles d’Augustin. Les deux Réformateurs ont construit chacun leur propre compréhension entièrement cohérente de la Bible, et il leur faut désormais démontrer que chaque libre biblique est conforme à leur système théologique. Ainsi, dans leurs allusions au prophète Jonas, retrouve-t-on à chaque fois leurs mêmes « obsessions théologiques ».
Commençons par Martin Luther (1483-1546), l’initiateur de la Réforme protestante, qui était un moine augustinien, suivant donc la règle monastique de Saint Augustin, avant de quitter les ordres et de se marier. Nous savons que son objectif principal consiste à rétablir la foi évangélique, fondée sur les Ecritures seules, en renversant la piété romaine, fondée sur les coutumes de l’Eglise papale. Luther accuse les théologiens du Moyen Âge d’enseigner un salut par les œuvres, qui suppose que l’homme est capable par lui-même de se rendre juste devant Dieu, en obéissant à la Loi divine, en pratiquant les rites religieux prescrits par l’Eglise, et en payant des indulgences, qui permettent d’acheter le pardon de ses péchés à prix d’argent.
Luther proclame que l’homme est rendu juste et sauvé seulement par la grâce de Dieu, au moyen de la foi, mais sans le concours de ses œuvres bonnes, car ses bienfaits ne suffisent jamais à mériter le ciel, le croyant restant essentiellement un homme pécheur. Luther va donc utiliser le récit de Jonas pour démontrer sa doctrine :
« Ninive, enfin, la grande ville, est justifiée et reçoit de Dieu la promesse du salut : elle ne sera pas détruite. Comment cela ? Non parce qu’elle écoutait et qu’elle accomplissait la loi, mais parce qu’elle croyait à la Parole de Dieu que le prophète Jonas prêchait. Car telles sont bien les paroles [du livre] du prophète : ‘Les Ninivites crurent à Dieu et ils proclamèrent un jeûne et se vêtirent de sacs’ (Jon 3,5) Cela signifie qu’ils se repentirent. Les adversaires [de Luther] laissent tomber dédaigneusement ces mots : ‘Ils crurent’, et, cependant, tout le sens est là. On ne lit pas dans le prophète Jonas que les Ninivites accueillirent la loi de Moïse, qu’ils furent circoncis, qu’ils sacrifièrent [des animaux au Temple], qu’ils accomplirent toutes les œuvres de la loi, mais que, croyant [à la Parole], ils se repentirent en se couvrant de sacs et de cendres » (M. Luther, Œuvres, Tome XV, p. 221, Commentaire Epître aux Galates).
La démonstration de Luther est élégante : Il montre que déjà dans l’Ancien Testament, alors que la Loi de Moïse était en vigueur pour les israélites, la population non-juive de Ninive est sauvée de la destruction par sa seule foi en Dieu, et non en obéissant à la Loi de Moïse, dont elle n’a même pas connaissance. Entendu ! Mais Luther a plus de difficulté à démontrer que la contrition des Ninivites, c’est-à-dire leur jeûne intégral et l’abandon de leur mauvais chemin de violences (Jon 3,7-8), ne contribue pas à leur salut. Il s’y emploie pourtant avec véhémence, en martelant que ses adversaires « n’aperçoivent pas que la foi a opéré cette contrition et cette tristesse de cœur, comme il arriva aux gens de Ninive (Jon 3,5) » (M. Luther, Œuvres, Tome II, p. 224, De la captivité babylonienne de l’Eglise).
En fait, selon Luther, la Parole divine nous invite à croire que Dieu nous sauve par sa seule grâce, puis cette libération entraine les sentiments et les œuvres conformes à sa volonté.
Le prophète Jonas selon Jean Calvin (1509-1564)
A aucun moment Jean Calvin (1509-1564), né une génération après Luther et ayant une formation humaniste, n’a radicalement contredit l'enseignement de Luther du salut obtenu par la seule grâce divine, au moyen de la foi. En revanche, il ne fait aucun doute que Calvin s’est montré plus insistant que Luther au sujet de la nécessité d’une piété et d’une pratique chrétienne assidue, pour rester sur le chemin du salut. Dans son Quatrième livre de l’Institution de la religion chrétienne, qui est des moyens extérieurs, ou aides, dont Dieu se sert pour nous convier à Jésus-Christ, son Fils, et nous retenir en lui, au §17 du chap. 12, « Des jeûnes publics sont nécessaires », Calvin affirme ceci :
« Car puisque c'est un saint exercice pour les fidèles, tant pour les humilier que pour confesser leur humilité, pourquoi n'en userions-nous pas aussi bien que les anciens, en une nécessité semblable ? L’Ecriture nous montre que non seulement l’Eglise d’Israël, qui était instruite en la parole de Dieu, a jeûné en signe de tristesse (I Sam 7,6; 31,13; II Sam 1,12; I Rois 21,12), mais aussi le peuple de Ninive, lequel n’avait entendu nulle doctrine outre la prédication de Jonas (3,5). Pourquoi donc n’en ferions-nous autant en pareil cas ?
Quelqu’un me dira que c’est une cérémonie externe, qui a pris fin en Christ avec les autres. Je réponds que c’est aussi bien aujourd’hui une très bonne aide aux fidèles, comme ç’a toujours été, et une admonition utile pour les réveiller, afin de ne provoquer point davantage la colère de Dieu par leur nonchalance et dureté, quand ils sont châtiés de ses verges » (Genève, Labor et Fides, 1958, Livre quatrième, p.230-231).
Conclusion oecuménique
Calvin, en brillant disciple et contradicteur de Luther, veut apporter un correctif à la grâce qu’il estime trop légère de Luther, en rappelant les exigences spirituelles et morales de la fidélité chrétienne. Ainsi, tous deux se sont servis du livre de Jonas, pour accentuer soit la foi des Ninivites, fruit de la seule grâce divine, selon Luther ; soit leur repentance et leur jeûne, en tant que conséquence et poursuite nécessaire de la foi, selon Calvin.
On observe ainsi que chaque théologien, en fonction de sa sensibilité personnelle et du contexte dans lequel il vit, cherche à tirer du texte de Jonas un message qui lui convient. Saint Augustin, dans le contexte de l'Eglise ancienne en proie à de nombreux contradicteurs qui contestent ses fondements historiques et théologiques, cherche à asseoir l'autorité du christianisme dans les textes hébreux et grecs de la Bible juive. Luther, confronté à la piété culpabilisante et oppressante enseignée par l'Eglise papale, proclame le salut par la grâce seule, sans besoin de chercher à plaire à Dieu par une attitude et des rites religieux. Calvin, désireux d'instituer une civilisation chrétienne exemplaire, insiste sur la nécessité de la repentance et du jeûne, signes du désir d'obéir concrètement à la Parole de Dieu.
Chacune de ces lectures du même texte de Jonas dépend donc de l'objectif théologique que son auteur s'est fixé, lequel dépend à son tour de sa personnalité et de son contexte. La Bible, diversement interprétée, gagne ainsi en autorité, du fait que chacun cherche à tirer sa signification de son côté, pour se l'approprier. L'Eglise s'avère ainsi à la fois divisée et unifiée par sa lecture diversifiée des textes bibliques, ici celui de Jonas.
Vous pouvez lire les textes complémentaires et réagir à ce texte sur mon site.