Enquêtes sur l’origine du mal
Expliquer l’origine du mal est un exercice délicat, peut-être impossible. Je présente ici succinctement cinq tentatives d’explication notoires, à discuter. Les deux premières correspondent aux deux récits de la Création placés au début du livre de la Genèse. De manière imprévue, mon questionnement sur le mal acquiert une malheureuse actualité en lien à l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Le premier récit de la Création dans le livre de la Genèse
Dans le premier récit biblique de la Création, il est dit qu’au commencement, « la terre était informe et vide (hébreu : tohou bohou) et la ténèbre à la surface de l’abîme » (Genèse 1,2). A l’origine, selon ce texte, le monde était donc chaotique et obscur (le texte ne dit pas pourquoi), puis Dieu a mis de l’ordre : « il sépara la lumière de la ténèbre » (Genèse 1,4b). Nous avons là une explication cosmique du bien et du mal, qui ne fait pas intervenir la responsabilité de l’homme, contrairement au second récit de la Création dans le livre de la Genèse, qui occupe les chapitres 2 et 3 de ce premier livre de la Bible.
Le deuxième récit de la Création dans le livre de la Genèse
Le deuxième récit biblique de la Création concerne plus spécifiquement le mal humain. Dans le jardin d’Eden apparait subitement un serpent, « la plus astucieuse de toutes les bêtes que le Seigneur Dieu avait faites » (Genèse 3,1). Le texte ne dit ni pourquoi ni comment ce serpent apparaît. Toujours est-il qu’il tente Adam et Eve de commettre un acte défendu par Dieu, en niant les conséquences mortelles de cet acte, dont Dieu les a préalablement avertis. Parmi toutes les explications possibles du mal humain, ce récit de la tentation figure parmi les plus abouties et les plus discutées, mais elle suppose de définir l’origine de cette tentation. Comme le supposent certaines lectures fondamentalistes de la Bible, imaginer que des anges déchus, menés par Satan (symboliquement représenté dans le récit par un serpent), ont tenté les hommes, ne fait que repousser le problème et risque de déresponsabiliser l’homme. En effet, il s’agit alors d’expliquer comment ces anges, créatures de Dieu, ont été eux-mêmes séduits par le mal.
Ce récit semble montrer que le mal humain apparaît en même temps que la liberté de vivre de façon autonome vis-à-vis de Dieu, qui permet à l’homme de ne pas être une simple marionnette exécutant les volontés divines. Ainsi, on pourrait penser que la possibilité du mal est le prix à payer pour que l’homme puisse devenir un véritable vis-à-vis de Dieu, ce qui revient à donner une certaine « raison d’être » à l’irruption du mal. Ensuite, le mal a des conséquences sur toute la création du monde vivant, présentée dans ce second récit comme postérieure à l’homme (Genèse 2,5) et exclue à sa suite du paradis terrestre (Genèse 3,14-24). L’ensemble de ces considérations souligne le caractère mythologique du récit. Il ne s’agit pas d’une histoire réelle, mais d’une mise en scène théologique imaginaire qui permet d’illustrer l’origine du mal et la condition humaine telle que chaque être humain la vit. Une étude très complète de la réception de ce texte au cours des âges est présentée dans le livre du dominicain Jean-Michel Maldamé, Le péché originel, Foi chrétienne, mythe et métaphysique, Paris, Cerf, 2008.
Le Tsimtsum de la Cabale juive
Une autre explication religieuse du mal, inspirée de la Bible, apparaît dans la Cabale juive du XVe et du XVIe siècle, en Espagne puis à Safed en Galilée, où Rabbi Isaac Louria (1534-1572) décrit l’histoire du monde comme un drame cosmique en trois étapes très détaillées. Au commencement, Dieu, qui remplit tout l’espace, se retire afin de créer une zone vide et libre à l’intérieur de lui: ainsi apparaît le monde. Ce retrait de Dieu est appelé Tsimtsoum. Puis, dans cette zone ténébreuse, des rayons de lumière divine jaillissent pour former l’homme primordial (Adam Qadmom), mais les étincelles de lumière qui sortent des yeux des hommes déstabilisent le monde et font éclater ses bases solides : c’est la brisure, la Chevira. Vient ensuite la troisième étape, le temps présent, le Tiqoun, lors duquel les hommes, par leurs prières et leurs actes bienfaisants, sont responsables de réparer la brisure du monde en séparant le bien du mal, mais ils sont désormais imparfaits. A lire à ce sujet, l’ouvrage de Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque, Spiritualités vivantes, Paris, Albin Michel, 1992.
Le « mal » conçu comme le chaos en physique
D’une autre manière, la conception scientifique du monde fournit aussi un certain nombre de concepts qui peuvent être mis en rapport avec l’idée du « mal ». L’Univers, selon la science moderne, contient d’énormes quantités de matière et d’énergie en perpétuelle transformation, qui peuvent produire des tensions dévastatrices à tous les niveaux: universel, galactique, stellaire, planétaire, géographique, local, microscopique. Suivant comment l’énergie et la matière sont "canalisées", elles peuvent être soit constructrices soit destructrices de systèmes structurés, mais le retour du chaos, qui se mesure par un degré d'entropie croissant dans un système physique, n’est jamais loin. Cette tension entre la stabilité et l’instabilité, l’ordre et le chaos, se manifeste particulièrement dans le monde vivant: Au niveau des écosystèmes, la nature est fragile et sujette à la destruction par de multiples facteurs non humains et humains. Au niveau individuel, une blessure, une maladie ou la vieillesse peuvent suffire à déstabiliser les équilibres de l’organisme et provoquer la mort.
On voit bien par quels mécanismes le « mal » déstructurant agit, mais même avec la théorie du Big Bang, aujourd’hui controversée, ces considérations sur la nature physique de l’Univers ne permettent pas d’expliquer scientifiquement les origines de ce que nous considérons comme étant « mal ». Parmi les tentatives scientifiques d'intégrer les notions d'entropie et d'auto-organisation à tous les niveaux de l'évolution du cosmos à l'Homme: le livre de François Roddier, Thermodynamique de l'évolution. Un essai de thermo-bio-sociologie, Artignosc-sur-Verdon, Editions Parole, 2012.
Conclusion: Les limites de la théodicée
Force est de constater que chacune de ces quatre approches religieuses et scientifique laisse un goût d’inachevé dans l’explication du mal. Même si nous comprenons que nous sommes impliqués dans la responsabilité du mal, et que nous pouvons influencer le cours des événements en bien ou en mal, cela n’explique pas l’origine profonde de l’existence du mal, qui reste un mystère pour le croyant et l’incroyant. Pour le théologien, l’explication théorique de l’origine du mal porte le nom de théodicée (« justice de Dieu » en grec). Le problème posé par la théodicée peut être exprimé très simplement : Comment se fait-il que le mal existe si l’on admet que Dieu est bon ? La réponse, par contre, recherchée par d’innombrables théologiens, s’avère des plus délicates. Pour conclure sous la forme d’une boutade ou d’un paradoxe, une cinquième solution admet que le mal est par définition ce qui ne devrait pas être, et donc qu’il ne s’explique pas et ne se justifie pas, mais une telle réponse ne me semble pas plus satisfaisante que les quatre précédentes.
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