La pandémie et le vaccin à l’ère de la défiance
Suite à mon article intitulé « Fins du monde », il m’a été demandé d’écrire au sujet de « la liberté individuelle de se faire vacciner et ses conséquences sur la société ». Dans la mesure où j’estime que cette problématique des vaccinations contre le Covid-19 s’inscrit dans une dynamique sociétale plus large, je tente un bilan de l’esprit de notre temps.
L'article est suivi d'un complément qui développe plus explicitement ma position concrète au sujet des vaccinations actuelles, suite à la demande d'une lectrice.
Une difficile gestion de médecine sociale
Insécurité, soupçon, équivoque et accélération de l’histoire figurent parmi les aspects les plus représentatifs de la période de pandémie que nous traversons, et qui tend à s’instaurer comme une composante permanente de notre cadre de vie. La récente diabolisation des vaccins covid par une partie de la population n’est qu’un épisode supplémentaire de la défiance croissante vis-à-vis de tous les acquis de la modernité occidentale.
Là où il subsiste, le concordat entre l’Etat de droit et les Eglises officielles conserve une importance formelle pour la gestion du religieux, mais les Eglises ont perdu une part considérable de leur autorité morale. C’est au tour des Etats d’être décrédibilisés dans leurs politiques de gestion de la pandémie. On craint que les géants pharmaceutiques cautionnés par les pouvoirs publics aient été poussés par la concurrence à mettre sur le marché des vaccins insuffisamment testés. Au pire, les complotistes soupçonnent les campagnes de vaccination d’être des stratégies occultes de réduction démographique.
Il est vrai que dans l’urgence de contrer l’avance de la pandémie, des enjeux imprévus de médecine sociale sont apparus. Afin de préserver la liberté des citoyens de se faire vacciner, tout en les incitant à le faire pour protéger l’ensemble de la population, les Etats ont instauré des certificats de vaccination covid autorisant l’accès à divers établissements (cafés, magasins, etc.) et rassemblements publics. Appelés à assumer leur responsabilité en s’en tenant à distance, les opposants ont dénoncé un moyen détourné de limiter leur liberté. Prévus initialement pour un usage temporaire, les passeports covid tendent à se pérenniser, notamment en raison du mutant Delta, dont on connaît mal la résistance aux vaccins. Des personnes vaccinées pourraient en être porteuses et contagieuses, sans manifester de symptômes. A ce jour, personne ne sait de quoi l’avenir sera fait.
Le système de la défiance
De telles tensions et incertitudes ne peuvent qu’augmenter la défiance envers les techniques médicales modernes. Le temps est terminé où la science dans son ensemble, garante du progrès, jouissait d’une confiance sans bornes. Les scientifiques eux-mêmes se sont mués en lanceurs d’alerte médiatiques vis-à-vis des méfaits planétaires irréversibles de l’industrialisation et de la mondialisation à outrance. Au sein des disciplines de la biologie, ces revendications sont manifestes : l’épigénétique défie la génétique classique en accentuant l’hérédité à court terme, d’une génération à la suivante ; l’antispécisme enjoint l’éthologie de minimiser méthodiquement l’écart évolutif entre les animaux supérieurs et l’homme ; l’écologie, à l’origine étude des écosystèmes, voit son indépendance scientifique compromise par son volet politique ; enfin, l’engouement pour les médecines naturelles tend à minimiser les avancées de la médecine allopathique. On oublie qu’elle a fortement augmenté la qualité et la durée de vie des Occidentaux, notamment au XIXème siècle, avec la découverte de la vaccination et des règles d’hygiène.
Ce système de la défiance vise désormais les structures mêmes du contrat social démocratique. Le geste emblématique de Greta Thunberg, « skolstrejk for klimatet » (fr. : « grève scolaire pour le climat »), a été perçu comme la candeur sympathique d’une adolescente inquiète pour la planète. Il n’en recèle pas moins un message clair de défiance envers l’école en tant qu’institution de l’instruction publique. Désormais, l’urgence de la militance écologique prime sur le temps d’étude nécessaire à l’acquisition de connaissances. Au travers de cet acte innocent, le nouveau paradigme de la désobéissance civile pour motifs écologiques a renforcé son statut de légitimité, avec les risques de radicalisation que l’on connaît lorsqu’un système de valeurs est absolutisé. En témoignent les procès d’activistes justifiant leurs transgressions par leur souci pour la planète.
Depuis l’avènement de la théologie historico-critique au XIXème siècle, qui a sanctionné à juste titre tout rapport immédiat aux origines du christianisme, les Eglises officielles ont joué la carte de l’approfondissement théologique à l’encontre de l’urgence de la militance évangélique. Sur leur propre terrain, elles ont refusé la pensée unique. Par leur engagement au sein de la mouvance écologique, les Eglises tentent au travers de l’éco-théologie de se refaire un visage social crédible en tant que pourvoyeur d’éco-spiritualité. Le geste est pertinent, mais on attend des Eglises officielles qu’elles appliquent à la militance écologique le même garde-fou critique qu’elles appliquent à la militance évangélique.
Face à ces vagues de défiance, il est nécessaire aujourd’hui de réaffirmer la valeur et l’indépendance de l’esprit scientifique vis-à-vis des mouvances idéologiques. La climatologie est un autre exemple de discipline scientifique soumise à de fortes pressions politiques. Cela ne signifie en aucune manière qu’il faille conférer à la vérité scientifique un statut d’infaillibilité. Au contraire, la pertinence de la recherche scientifique repose sur le principe critique de remise en question des acquis par de nouvelles données. La science progresse en reconsidérant et en restructurant ses paradigmes théoriques. Lorsqu’il s’agit d’étudier des phénomènes aussi complexes que les causes d’une pandémie ou l’avenir du climat, la science est amenée à formuler des hypothèses interdisciplinaires. Il y a risque alors que le savoir se mêle à l’opinion, l’opinion à l’intention, et l’intention à la pression.
La vénération de la nature
J’ai décrit un âge de défiance. Or, il n’existe pas de diffusion de la défiance sans transition, inconsciente ou assumée, de la confiance vers une entité tierce. L’homme ne vit jamais sans croyances, et ce fut une erreur de la modernité radicale d’accorder une confiance excessive à la science au détriment de la foi religieuse. Nous en payons aujourd’hui les conséquences. L’objet ultime des sciences modernes, la Nature (ou l’Univers et tout ce qu’il contient), s’est mué en un objet de vénération. Les puissances de la nature ne sont pas divinisées comme elles l’étaient dans le paganisme, sauf peut-être dans les spiritualités néo-chamanes ou néo-druidiques. Néanmoins, les orientations spirituelles popularisées visant à se reconnecter avec la Terre, ou avec l’esprit de l’arbre, indiquent que c’est désormais dans l’harmonie naturelle que l’on recherche la paix profonde, la réconciliation et la guérison, et non plus dans le Dieu transcendant et le Christ du christianisme.
Cette conception idéalisée de la nature a pour conséquence que tous les dérèglements de l’harmonie naturelle sont considérés comme des conséquences de l’activité humaine. On suppose ainsi qu’avant l’impact nocif de l’homme, la nature était autosuffisante et harmonique. C’est peut-être une raison pour laquelle certaines personnes refusent les vaccinations. Elles supposent que sans les perturbations écologiques, qu’il s’agit de réduire au minimum, la nature du corps humain est à même d’assurer sa propre santé, de sorte que les vaccins sont considérés comme des intrusions étrangères superflues et potentiellement nocives. Dès lors que l’on adhère à ce principe d’une nature suffisante, on peut en venir à refuser toute médecine, ou même, à juger la civilisation entière comme un mal envahissant indument la nature ; sauf si, paradoxalement, on estime que l’être humain est un animal ordinaire et donc que ses productions sont naturelles.
Il ne s’agit pas de nier que les civilisations humaines, dans leur étendue actuelle, impactent lourdement la santé de nombreux écosystèmes terrestres, mettant en péril la survie de nombreuses espèces. L’élimination par l’homme des espèces nuisibles a d’ailleurs débuté dès la préhistoire. La situation présente justifie l’action écologique réfléchie visant à orienter nos sociétés vers une gestion attentive et réaliste du monde naturel, hors toute illusion d’un retour à une nature originaire, pure, sacrée, inchangée par l’homme.
Il s’agit de reprendre conscience que la nature à l’état brut n’est pas un monde stable. Selon le paradigme néodarwinien de la biologie moderne, c’est la lutte pour la vie entre les individus et les espèces qui occasionne la sélection naturelle des génotypes codant pour les phénotypes les mieux adaptés au milieu naturel changeant. Il s’ensuit que la compétition, la violence, la souffrance et la mort sont présentes à différents degrés dans la vie des êtres vivants. Au sein d’un écosystème, toutes les espèces sont impliquées dans des chaines alimentaires. Bien avant l’apparition de l’homme, ont existé des inondations dévastatrices, des tremblements de terre, des incendies de forêts, des saisons rigoureuses, des invasions de parasites, des maladies congénitales, des épidémies et des pandémies, des prédations sans pitié envers les proies, des combats de mâles pour l’accès aux femelles, etc.
Se tourner vers la nature pour y trouver la paix intérieure, l’énergie spirituelle ou la réconciliation mystique avec l’Univers n’est donc envisageable que pour des personnes issues d’une civilisation hautement développée, qui est parvenue à réguler la nature à sa convenance de sorte qu’elle lui apparaisse désormais comme un milieu reposant, propice à la méditation. Or un tel cadre est artificiel. Au sens biblique, il s’agit d’un jardin (en grec « paradis »), à savoir d’une nature arrangée par l’homme selon ses attentes.
Une théologie chrétienne de la nature
Dans une perspective de théologie chrétienne, il s’agit donc de mieux distinguer l’attitude religieuse de vénération de la nature vis-à-vis de l’effort social de protection de la nature, à valider ; ou mieux encore, d’une réflexion renouvelée au sujet de l’intégration de la nature dans les projets de société humaine. Un des aspects le plus positifs de l’évolution culturelle de notre temps me semble être cette tendance à ne plus considérer la nature comme un « environnement », bordant les frontières des espaces habités, mais comme une composante à part entière de la civilisation du monde opérée par les humains.
Dans un bref passage de l’épître aux Romains, un texte éminent du Nouveau Testament biblique (cf. texte paragraphe suivant), la théologie paulinienne offre une compréhension équilibrée de la nature, articulée autour de trois axes fondamentaux. Premièrement, elle reconnaît la souffrance, la vanité (néant) et la corruption de la nature dans son état présent, excluant ainsi toute forme de vénération de la nature, qui relève de l’idolâtrie. Deuxièmement, en des termes volontairement vagues, Paul accorde à la nature une espérance théologique. A la suite de Jésus, il inscrit la nature dans la perspective surnaturelle du Règne de Dieu. Troisièmement, Paul relie étroitement le destin de la nature à celui de l’homme, ce qui n’est pas sans rappeler la fonction d’intendant que les deux récits de Création placés au début du livre de la Genèse (ch.1 et 2-3) confèrent à l’homme, seul crée à l’image de Dieu. Je reviendrai sur cette question complexe du statut de l’homme vis-à-vis de l’animal dans un futur article, en préparation.
« J’estime en effet que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant – non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée –, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. » (Rm 8,18-21)
Une dernière réflexion théologique exigeante reste à développer à la fin de cet article, en écho à ce qu’affirme Albert Schweitzer dans son ouvrage « La mystique de l’apôtre Paul » publié pour la première fois en 1931 : « Au lieu de songer à la possibilité d’une évolution automatique du monde vers le Règne de Dieu, Paul attend du fidèle qu’il affirme par ses actes l’esprit du Royaume qui est en lui. Cette action obéit uniquement à une nécessité intérieure, indépendante du succès » (Ed. Albin Michel, 1962, p.324).
Les militances évangélique et écologique, indispensables et complémentaires, ne peuvent donc pas envisager une résolution de l’histoire humaine en direction d’une évangélisation ou d’une écologisation du monde qui transcenderait la réalité présente, au point d’établir le Règne de Dieu sur Terre. Une telle perspective millénariste, autant séduisante qu’illusoire, doit être écartée avec force, car elle aboutit à des régimes politiques qui, en raison de leur prétention à porter en eux-mêmes le sens ultime de l’histoire, fut-il évangélique, communiste ou écologique, nient la liberté de l’homme et engendrent le totalitarisme.
C’est toujours sous le signe de la croix, à savoir en assumant les imperfections et les limitations de la condition humaine, que le croyant militant doit agir en appliquant son sens critique à sa propre action, conscient que la condition humaine est essentiellement une condition d’égarement. « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (Pensées de Blaise Pascal, Ed. Brunschwicg, 358-678).
Complément à l'article suite à la demande avisée d'une lectrice :
Comme l'observe cette lectrice, une conclusion explicite manque à mon article tel qu'édité ci-dessus.
Donc, explicitement, voici en quelques points ma position concernant les vaccinations covid actuelles :
1) Tant que faire se peut, il faut laisser à chaque citoyen.ne la liberté de se faire vacciner ou non, selon sa conscience. En effet, un Etat de droit démocratique a pour première mission de garantir la liberté maximale des personnes humaines.
2) Cependant, garantir la liberté des personnes, pour un Etat de droit, cela implique de protéger chaque citoyen.ne des méfaits ou des nuisances que peuvent lui causer les autres membres de la nation. Donc : En cas d’extrême rigueur, si chaque personne non vaccinée contractant la maladie devenait très dangereusement ou même mortellement contagieuse pour les autres, dans un rapport nettement supérieur aux vacciné.e.s, l’Etat pourrait être amené, par la Raison d’Etat en situation de crise, à enfreindre la liberté des individus et à contraindre à la vaccination, sous peine d’isolement radical et forcé, par l’intervention de la police ou de l’armée.
3) Il revient au Gouvernement exécutif de gérer les cas intermédiaires entre la situation 1) et la situation 2). Cette gestion nécessite une intelligence stratégique et le concours de divers experts appelés à conseiller l’Etat, ainsi qu’une publication dans la presse des divers arguments en présence et des décisions prises.
4) Dans la situation qui nous concerne, j’estime qu’il est raisonnable, souhaitable et prudent de se faire vacciner volontairement, selon les consignes édictées par les autorités médicales sous le contrôle de l’Etat.
5) Etant donné le très grand nombre de vaccinations déjà effectuées dans divers pays du monde, il apparaît que ces dernières occasionnent un danger nettement inférieur à la protection qu’elles confèrent. Ce danger est quasiment nul pour les vaccins à ARNm. Inversement, les pays où les vaccinations manquent connaissent des taux élevés de contagions pandémiques.
Pour rappel : Les vaccins à ARNm ne contiennent aucune protéine du virus, mais le code génétique contenu dans l’acide ribonucléique (ARN) chargé de transmettre (m pour messager) le code de la protéine virale aux mitochondries des globules blancs qui vont la produire, laquelle, à son tour, va provoquer la création d’anticorps par le système immunitaire, sans qu’aucun virus ne soit présent dans le corps.
6) Dans un Etat de droit comme la Suisse, et dans d’autres pays européens, on peut estimer que la liberté de presse est suffisamment établie pour que dans le cas où les vaccins occasionneraient un danger que l’Etat voudrait nous cacher pour je ne sais quelle raison, les différents organes de presse seraient en mesure d’avertir la population d'un tel complot d’Etat. Or ce n’est pas du tout le cas : La presse la plus sérieuse, dont Le Temps en Suisse romande, encourage clairement la vaccination, et édite même des pages d’information à ce sujet.
7) J’ai dit dans mon article qu’une des raisons erronées que certain.e.s citoyen.ne.s avancent pour refuser le vaccin, consiste à penser que la nature est autosuffisante à garantir sa propre santé dans une situation écologiquement convenable. A l'encontre de cette position, je défends l’idée qu’une médecine et une hygiène scientifiques améliorent considérablement la santé et la durée de vie.
En effet, d’un point de vue théologique, Dieu nous a pourvus d’une intelligence et d’une faculté de recherche prospective dont il nous faut nous servir. Il serait donc présomptueux et inapproprié de nous abstenir de recherche scientifique en priant Dieu de nous protéger miraculeusement ; car sur Terre, il nous faut privilégier les moyens naturels aux moyens surnaturels, quand ils existent. Or, le vaccin constitue dans son principe une médecine que l’on peut appeler semi-naturelle, puisqu’elle se contente d’activer artificiellement un système immunitaire qui existe naturellement dans nos corps.