Plaidoyer pour un rapport critique à la vérité
La certitude de détenir la vérité sacrée peut conduire à des actes barbares. L’actualité française du mois d’octobre dernier en a fait à nouveau la cruelle démonstration. Le meurtre par décapitation du professeur Samuel Paty en région parisienne, après sa présentation de caricatures du prophète Mahomet à ses élèves, ainsi que le triple assassinat dans la basilique Notre-Dame de Nice et d’autres actes violents, ont rappelé dernièrement qu’un individu radicalisé perd toute humanité et se croit en devoir d’exécuter une sanction absolue.
La prétention de détenir un rapport non critique à la vérité peut conduire à des conséquences catastrophiques. L’intégriste, quelle que soit sa religion, est celui qui prétend posséder une connaissance intégrale de la vérité. Cela rend ses jugements infaillibles à ses yeux, et donc indiscutables. Il ne peut donc tolérer aucune contradiction, aucun compromis et aucune critique, car il incarne le combat de Dieu. Du point de vue psychiatrique, cette attitude religieuse peut avoisiner le délire mystique. Plus il s’enferme dans son fanatisme, plus le radicalisé se rend insensible à la souffrance d’autrui.
Radicalismes protestants
Lors de la Réforme du XVIe siècle, les querelles théologiques, mêlées d’enjeux politiques et sociaux, montrent que l’intolérance religieuse était omniprésente dans les Eglises officielles comme dans les milieux marginaux. Le sort du mouvement anabaptiste, constitué par la fusion de groupes dissidents sur le plan politique et spirituel, en est un exemple dramatique. Le mysticisme communautaire de ces Eglises radicalement séparées de l’Etat, composées d’élus rachetés par Dieu, a constitué une première concurrence de taille à la Réforme luthérienne.
Exterminés par l’armée des princes avec l’accord de Martin Luther lors de la Guerre des paysans en 1525 ; privés de biens de subsistance à Strasbourg en 1527 sous l’influence de Martin Bucer ; noyés dans la Limmat à Zurich dès la même année par Ulrich Zwingli, les anabaptistes s’accroissent rapidement en Europe, partout persécutés par les catholiques, les luthériens et les réformés. La répression renforce leur fanatisme. Entrainés par des prédicateurs apocalyptiques, ils se rassemblent à Munster, en Westphalie, où ils parviennent, dès 1534, à instaurer un Conseil de ville purement anabaptiste.
L’afflux de réfugiés fuyant les persécutions et le délire de leurs prophètes leur fait proclamer une théocratie communiste, la nouvelle « Sion », qui instaure notamment la polygamie. Leur chef Jean de Leyde, proclamé « Roi du Nouveau Temple », aurait eu une quinzaine de « reines ». Tandis que le peuple spirituellement exalté attend la libération divine de la ville-refuge, cette dernière est prise par une armée coalisée des princes en 1535. Les chefs anabaptistes qui n’ont pas péri au combat sont promenés dans des cages, une de leurs femmes est décapitée, eux-mêmes périssent en 1536 sous les tenailles ardentes. Leurs dépouilles resteront suspendues durant plusieurs siècles dans ces cages encore visibles aujourd’hui sur le clocher de Munster (cf. image).
Au-delà de la violence de toute manière inacceptable des tortures infligées aux dissidents religieux par les autorités politiques, il est difficile – de notre point de vue distant d’un demi millénaire – d’établir dans quelle mesure l’action des princes peut être analysée en termes de maintient de l’ordre public face à une rébellion d’insurgés, ou s’il faut y voir une persécution religieuse. Les deux aspects sont entremêlés dans la société non démocratique et hostile aux hérétiques de l’Europe du XVIe siècle.
Quêtes modernes de vérité
Notre Europe moderne, laïque et libérale, est parvenue à s’émanciper de ce passé tumultueux où la vérité religieuse était âprement disputée. Néanmoins, aujourd’hui, dans des rapports infiniment moins violents, d’innombrables Eglises et communautés religieuses persistent à maintenir leurs fidèles dans des relations assez peu critiques à la vérité. La foi en telle ou telle vérité théologique demeure parfois un enjeu de salut ou de perdition. C’est que, dans notre monde globalisé et en perte de repères, les convictions religieuses rassurent et crispent à la fois. La religion rassemble et crée des divisions.
La remise en question de notre rapport à la vérité révélée reste un processus lent, délicat et souvent douloureux. Beaucoup d’êtres humains restent animés d’un fort « désir spirituel » que Dieu leur parle, qu’il vienne répondre à leurs détresses et à leurs hésitations par des pistes ou des directives claires, et non seulement par des idées théologiques. Or, s’il est vrai que les Evangiles, la Bible et d’autres ouvrages religieux peuvent donner des pistes, des orientations, des paroles de sagesse et parfois même des signes divins, une large place est laissée à l’interprétation, à la réflexion et à l’expérience. L’être humain se trouve en dernière instance placé face à lui-même, responsable de son rapport à la vérité.
Science et foi
Il semblerait que les vérités scientifiques donnent lieu à des positions défensives moins meurtrières que les vérités religieuses. Peut-être est-ce parce que la science progresse par découvertes successives, alors que la vérité religieuse est fixée une fois pour toutes dans des textes sacrés. Il y a bien une sorte de progrès entre les deux Testaments de la Bible chrétienne, mais ce remodelage de la tradition a couté la vie à ses fondateurs, le Christ et les principaux apôtres. Il serait donc trop simpliste d’affirmer que la science est toujours progressiste alors que la religion est toujours conservatrice.
Il se peut que la science interpelle moins intimement l’homme que la vérité religieuse, qui est de l’ordre de la foi plus que du savoir. Par exemple, dans l’Evangile de Jean, lorsque les maîtres de la Loi présentent à Jésus une femme adultère, lui demandant s’il faut la lapider, Jésus invite celui d’entre eux qui n’a jamais péché à lui jeter la première pierre (Jean 8). Tous se retirent alors, en commençant par les plus âgés. L’Evangile les confronte à leur propre conscience, où se joue le conflit entre le sentiment superficiel de propre justice qu’offre le respect de la Loi divine, et la vérité plus profonde du péché, cette insuffisance spirituelle et morale qui compromet la dignité de tout homme.
Indifférence humaine et différence animale
Nous protestants réformés, n’entendons pas verser dans l’indifférence à toute vérité, comme si l’homme n’avait rien à voir avec le vrai et le faux. Ce serait nous tirer d’affaire un peu trop facilement. L’Evangile nous laisse entrevoir un rapport critique à la vérité : c’est la thèse de cet article. Celles et ceux qui comme Pilate, prétendent que la vérité nous échappe entièrement, alors qu’il s’apprête à livrer au supplice un innocent, ne sont plus en mesure de reconnaître leur responsabilité (Jean 18,38).
Contrairement à l’oiseau rapace qui plante ses griffes dans la chair de sa proie sans se soucier de la vérité de sa souffrance, l’homme se distingue de l’animal par son rapport à la vérité qui ne le laisse jamais tranquille, et qui ne cesse de le questionner. Nous estimons que ce ne serait pas rendre justice à l’oiseau de proie que de lui intenter un procès pour mauvais traitement de ses proies lors de la prédation. Il serait sans doute impossible au rapace de sustenter ses poussins sans faire violence aux micromammifères. Et il nous serait sans doute impossible d’éduquer l’ensemble des rapaces à se servir de techniques d’abattage indolores de leurs proies.
Il en va de même pour le chat jouant avec l’oiseau à l’agonie. Si certains maîtres jugeront charitable de lui retirer l’oiseau, ou tenteront d’éduquer le chat à ne pas blesser mortellement les volatiles, le chat pourra-t-il saisir que son acte est mal en vérité ? Et est-ce un mal que le chat tue les oiseaux ? La nature est-elle bien ou mal, comme le sont les actes humains ? La réponse est difficile. Le rapport de la nature à la vérité n’est pas identique à celui que l’humain entretient avec la vérité. C’est que l’humain n’est pas seulement un être de nature, un animal, il est aussi autre chose, un être sans cesse confronté à une vérité qui l'interpelle et qui l'institue dans son humanité, sans qu'il ne puisse pourtant à aucun moment s'en saisir.