Ni libéral, ni fondamentaliste !

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Ni libéral, ni fondamentaliste !

Par Gérard Pella
23 mars 2022

La Bible dérange, avouons-le ! Non seulement parce qu’elle provient d’une autre époque et d’une autre culture que la nôtre mais parce qu’elle conteste frontalement notre anthropocentrisme, nos mythes et nos idoles.

Pour neutraliser cette Bible qui dérange, certains pays totalitaires ont tenté d’en interdire la lecture et la diffusion. A l’intérieur même de l’Église, la manœuvre est plus subtile mais non moins efficace.

La dérive du libéralisme, c’est d’extraire de la Bible de grandes vérités théologiques comme la justification par la foi, l’amour ou l’égalité et de les utiliser pour disqualifier tous les passages bibliques qui ne correspondent pas à ces critères. On peut ensuite bricoler notre éthique ou notre dogmatique à l’abri de la Bible réelle.

La dérive du fondamentalisme, c’est de construire un système de pensée complet, qui ne permet plus à la Bible de nous surprendre. On sait d’avance « ce que la Bible dit ». Dans les faits, chaque courant fondamentaliste sélectionne – plus ou moins consciemment – les passages bibliques «fondamentaux » qui soutiennent son système de pensée. Tout ce qui pourrait le déranger est passé sous silence.

Il serait prétentieux de ma part de prétendre que j’échappe à ces deux dérives. J’aimerais simplement rappeler l’importance de se laisser déranger par la Bible. Quand une Église prend des positions qui contredisent les textes bibliques, elle scie la branche sur laquelle elle est assise.

J’aimerais surtout laisser place au témoignage de Dietrich Bonhoeffer. En 1936, dans une lettre à son beau-frère, il exprime magnifiquement comment il se situe face aux textes bibliques :

 

« Soit c’est moi qui détermine le lieu où je souhaite trouver Dieu, soit je le laisse m’indiquer où il veut être trouvé. Si c’est moi qui détermine où Dieu doit être, j’y trouverai toujours un Dieu qui me correspond d’une certaine manière, complaisant, faisant partie de ma nature. En revanche, si c’est Dieu lui-même qui me dit où il veut être, ce sera probablement un lieu qui ne correspond pas du tout à mon être, qui me déplaira carrément. Or, ce lieu c’est la croix de Jésus. Quiconque cherche à le trouver là doit passer lui-même sous cette croix comme l’exige le Sermon sur la montagne. Cela ne correspond pas du tout à notre nature, c’est même totalement contraire à elle. Or, c’est le message de la Bible, tant de l’Ancien (Es 53) que du Nouveau Testament. Du moins, c’est ainsi que Jésus et Paul l’entendent : en la croix s’accomplissent les Écritures, à savoir l’Ancien Testament. La Bible tout entière est la parole dans laquelle Dieu veut que nous le cherchions et le trouvions. Ce n’est pas un lieu qui nous paraît accueillant ni évident a priori; c’est un lieu qui nous est de bout en bout étranger, profondément contraire à notre nature. Cependant, c’est bien le lieu que Dieu a choisi pour nous rencontrer.

 

C’est ainsi que je lis la Bible. J’interroge chaque verset : qu’est-ce que nous dit Dieu ici ? et je le prie pour qu’il me le montre. Nous n’avons donc plus le droit de chercher des vérités générales et éternelles qui correspondraient à notre propre « nature éternelle » et qu’il s’agirait de rendre évidentes. Nous cherchons plutôt la volonté de Dieu qui nous est complètement étrangère et opposée, dont les voies et les pensées ne sont pas semblables aux nôtres, un Dieu qui se cache sous le signe de la croix et auprès de qui toutes nos voies et pensées prendront fin. Dieu est tout autre que cette vérité éternelle, qui ne correspondra jamais qu’à l’éternité telle que nous nous l’imaginons, telle que nous en rêvons. Mais la Parole de Dieu commence par la croix, où Dieu nous montre le Christ, là où toutes nos voies et pensées mènent, y compris les « pensées éternelles », à savoir à la mort et au jugement de Dieu.

 

Comprends-tu alors que je ne veuille en aucun cas abandonner la Bible comme cette Parole étrange de Dieu, que je veuille au contraire savoir à tout prix ce que Dieu veut nous y dire ? Tout autre lieu, hormis la Bible, est devenu trop incertain pour moi. Je crains de n’y trouver qu’une divinité sosie de moi-même. Peux-tu comprendre aussi, malgré tes réserves, que je préfère commettre un sacrificium intellectus – justement pour ces questions mais seulement pour celles-ci, et ce en gardant mes yeux fixés sur le Dieu véridique ? D’ailleurs, qui en cet instant-là ne commettrait pas lui aussi un sacrificium intellectus, qui n’en viendrait pas lui aussi à avouer qu’il ne comprend pas tel ou tel verset de la Bible, dans l’assurance cependant qu’il se révélera à lui un jour comme la Parole même de Dieu ? Comprends-tu que je préfère dire cela plutôt que de juger : ceci relève de Dieu, cela de l’homme !?

Et je souhaite te dire aussi, très personnellement : depuis que j’ai appris à lire la Bible ainsi – et cela ne fait pas très longtemps – elle m’apparaît tous les jours plus merveilleuse. Je la lis matin et soir, parfois aussi durant la journée, et chaque jour je prends un texte que je garde pour toute la semaine, en tentant de m’y plonger entièrement pour l’entendre vraiment. Je sais que sans cela je ne pourrais plus vraiment vivre, et encore moins croire. Tous les jours, des énigmes se révèlent à moi, car nous ne touchons toujours que la surface. En retournant voir à Hildesheim un peu d’art médiéval, j’ai découvert à quel point ces gens-là avaient mieux compris la Bible. Dans leur combat pour la foi, nos pères, alors, n’avaient rien d’autre, ne voulaient rien d’autre que la Bible. C’est elle qui les a rendus si indépendants et fermes dans leur vie de foi. Cela fait bien réfléchir. Ce serait trop facile de dire qu’à leur époque tout était tellement différent, par rapport à nous aujourd’hui. Les hommes et leurs difficultés sont restés les mêmes et la Bible n’y répond pas moins bien aujourd’hui qu’elle ne le faisait alors. Cela pourra te paraître simpliste, mais tu ne peux pas t’imaginer la joie qu’on éprouve en sortant de ces impasses creusées par bien des théologies, pour en revenir à ces choses si simples. Je crois d’ailleurs que, dans le domaine de la foi, nous sommes tous et en tout temps pareillement simplistes (primitiv).

Dans quelques jours ce sera Pâques et je m’en réjouis. Mais crois-tu que l’un d’entre nous pourrait et voudrait par lui-même croire à ces choses impossibles qui nous sont racontées dans les Évangiles, si la Bible n’était là pour les porter ? Tout simplement la Parole, en tant que vérité de Dieu dont il se tient lui-même garant. La résurrection, c’est une pensée inintelligible en soi, pas une vérité éternelle. Je parle bien sûr de la résurrection selon la Bible, comme résurrection de la vraie mort (pas du sommeil) à la vraie vie, quand on passe d’un Dieu lointain, de l’impiété, à la nouvelle vie avec Christ en Dieu. Dieu a dit, et nous le savons par la Bible : « Voici je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5). Cela, il l’a prouvé à Pâques. Ce message ne devrait-il pas nous paraître encore bien plus impossible, bien plus lointain, bien plus erroné que toute l’histoire de David, qui devient presque ordinaire en comparaison ?

Il nous reste donc à décider si nous voulons faire confiance à la Parole de la Bible ou non, et si nous voulons nous laisser porter par elle comme par aucune autre, dans la vie comme dans la mort. Je pense que nous ne serons vraiment heureux et sereins que lorsque nous aurons fait ce choix ».

 

Lettre du 8 avril 1936 à son beau-frère, le professeur Rüdiger Schleicher, publiée dans Hokhma 97 (2010), pp. 4-6.