Qui évangélise qui ?

Mains d'association fraternelle
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Mains d'association fraternelle

Qui évangélise qui ?

Par Blaise Menu
9 août 2022

« Il ne faut pas se conformer à l’esprit du monde ni au temps présent. » A chaque débat difficile, à l’occasion de chaque prise de décision ecclésiale qui sort de la référence conventionnelle, la rengaine revient, portée par une solide référence (Rm 12,2). « L’Église – réformée, plus volontiers que d’autres – trahit la Bible dans sa clarté pourtant diaphane, s’éloigne de l’enseignement moral et naturel de toujours, compromet l’oecuménisme ! » Tout cela on l’a entendu, abondamment, pour tout ce qui a concerné la bénédiction des couples de même sexe unis civilement, l’inclusivité, le genre et j’en passe, comme avant on l’avait déjà entendu pour la place des femmes, le divorce et l’avortement. Mais pourquoi évoquer la chose au passé, tandis que cette petite musique demeure bien présente et trouve aujourd’hui encore des oreilles attentives et dociles ?

 

Dénoncer ainsi l’esprit du monde face à la splendeur du dépôt évangélique, cela signifie pourtant deux choses peu explicitées : 1. que le monde n’est rangé que du côté du soupçon et de la rature, et qu’il n’est bon qu’à être sauvé ; et 2. que nous autres Eglises serions au contraire les dépositaires avisées de cet Evangile, au point qu’il nous appartiendrait et que nos lectures seules feraient foi – mais lesquelles, au fait ? Après tout, notre fidélité n’est-elle pas ainsi récompensée d’avoir été, de génération en génération, et d’être encore les relectrices besogneuses et obligées de cet héritage évangélique, toutes nuances confessionnelles mises à part ? A ce que je sais toutefois, si les Eglises réformées ont des traditions de lecture et d’interprétation qui puisent également à la patristique, et se sont appuyées sur le politique au point d’avoir porté le mouvement de réforme dite magistérielle contre les postures radicalisantes et les lectures plus spontanées des courants anabaptistes, elles n’ont toujours pas de magistère institué qui assure l’exclusivité de la filiation évangélique. Devant la pluralité des textes bibliques, l’interprétation demeure la seule lecture, en bien des déclinaisons et des sensibilités, et elle charrie immanquablement du risque, celui notamment d’assumer la contextualisation des textes comme des lectures.

 

On voudrait nous convaincre que suffirait la simple fidélité à la Parole seule. Mais quelle fidélité ? On veut contrer la modernité et l’environnement déchristianisé par le pur Evangile. Or nous ne sommes plus au premier siècle, au temps des apôtres pionniers vers l’ouest sauvage et païen. Arrêtons d’arraisonner les textes fondateurs du christianisme comme si c’était encore le cas. Nous ne sommes même plus au XVIe, où la rudesse des temps valait pour excuse à l’intransigeance de nos pères réformateurs, et la perception du monde pour justification à la Providence. Notre christianisme n’est plus ni jeune ni alerte, il n’a plus la saveur ou l’insolence des commencements. Il n’en a pas davantage les excuses. Le poids des siècles l’a bien décati, le bilan de l’histoire a émoussé ses enthousiasmes pour faire voir au grand jour toutes les limites de son exercice du pouvoir et de l’autorité. Quelque chose de son audace originelle demeure mais s’est empesé de gravité et d’un insupportable réalisme.

 

Sans faire acte de militance (cela ne m’intéresse pas), mais porté par la seule prétention de penser hors des sentier battus et rebattus par le temps, j’aimerais tenter une autre hypothèse, déplacer le regard depuis un autre point de vue. Il m’apparaît en effet qu’à frayer son chemin avec quelques maladresses certes mais une franche détermination, le monde, comme on dit parfois avec du dédain dans la voix ou dans la plume, ce monde que Dieu a pourtant tellement aimé au point de lui envoyer son Fils (Jn 3,16) me semble résolument porteur des valeurs d’accueil et de fraternité qui devraient être indiscutables dans nos pieux milieux, mais auxquelles nous préférons des habitudes de ségrégation, notre détestation du péché (plus volontiers chez autrui que chez soi) et nos inavouables dégoûts maquillés en convenables références quand il s’agit de morale, et de morale sexuelle en particulier. Il en va comme si ce monde mal aimé de nous, dont nous avons besoin de nous démarquer pour mieux exister encore avant l’insignifiance, avait bel et bien su entendre ce que nous avons quand même prêché d’amour et de respect, au lieu de nos crispations récurrentes, et qu’il avait su préserver, mieux que nous, ces valeurs fraternelles essentielles de l’amour et du respect mutuel, pour nous les retourner aujourd’hui en pleine face et dénoncer notre hypocrisie de prétendre aimer Dieu tout en méprisant celles et ceux qui ne nous ressemblent pas. Et quand bien même on ferait mine de les aimer par pure condescendance, cela n’y changerait rien.

 

C’est pourquoi j’ose affirmer que, contre toute attente, et même de manière proprement scandaleuse, c’est bien le monde aujourd’hui qui, sur tel ou tel point, évangélise nos Eglises et leur rappelle quelques incandescences d’Evangile. C’est le monde qui nous bouscule dans nos conformismes, nous recadre dans la Parole, nous oblige à faire religion positivement, c’est-à-dire à réinstaurer du lien de sens et de fraternité en relisant nos traditions et nos références, au lieu de nous contenter de nos exclusions et de nos indolences. Tandis que nous nous entêtons dans la certitude de nos lectures orgueilleuses et racornies, c’est bien le monde qui, lui aussi, fait mémoire d’Evangile et vient renouveler nos intelligences.