Que de confusions...
Le débat ecclésial et sociétal sur le mariage civil pour personnes de même sexe charrie beaucoup de confusions et d’approximations. Mais elles ne sont pas là où l’on croit.
De mon temps de retrait sabbatique, lassé par le spectacle d’un débat encombré d’arguments bâclés et d'effets rhétoriques glissants, je refuse de laisser les blogs de reformes.ch être le lieu des seuls réfractaires au mariage pour toutes et tous, et de leur lamento victimaire sur la diversité au sein du protestantisme réformé. Manifestement, ils ne sont pas en reste dans leurs prises de parole. C’est pourquoi j’investis le débat, à partir d’une réflexion longue, novatrice, sereine, déterminée et appuyée par une décision synodale sans équivoque de novembre 2019 à Genève. Sans enjeu personnel, j’ai été l’un des principaux artisans de ce processus de convergence et de cette acceptation par l’Eglise protestante de Genève de la bénédiction des couples de même sexe unis civilement, sans distinction liturgique. Tout ne pourra être explicité ici, mais le fond appartient à mon Eglise qui l’a reçu, lu et discuté puis décidé – sans connaître les affres et soubresauts des cantons ou pays voisins, soit dit en passant. C’est pourquoi elle a récemment rappelé publiquement son engagement.
La qualité du débat souffre de raccourcis et de choses mal nommées qui encombrent le champ de la pensée – sans compter la charge biblico-émotionnelle, importante dans notre tradition spirituelle.
Le débat est ainsi volontiers polarisé entre deux visions qui se retrouvent dos à dos mais procèdent des mêmes mécanismes : d’un côté l’étonnante résurgence en milieu réformé d’un naturalisme biblique qui, de manière très… catholique, consacre le mariage et la famille traditionnels au prix d’un biblicisme sélectif ; de l’autre l’affirmation péremptoire que tout est construction sociale, y compris la sexuation, et que l’égalité prime sur toute autre considération, quitte à prendre congé du réel.
Garder de chacune de ces visions la part intéressante relevait de la gageure, mais nous l’avons réussi pour penser une troisième voie de convergence critique. Pour cela, il a fallu beaucoup ramer, d’abord à contre-courant de nous-mêmes et de nos propres héritages.
Qu’on le veuille ou pas, le biologique résiste : il faut bien toujours des gamètes masculins et féminins pour concevoir un enfant. De ce point de vue, c’est une borne symbolique aux fictions parentales. Mais on a trop longtemps confondu sexuation et sexualité, c’est-à-dire donné biologique ‘standard’ et usage pratique de la sexualité, voire son efficience productive et morale – et la Bible, en somme, le fait aussi qui ne pouvait penser autrement : il y a là de l’impensé social et religieux, tout simplement. Et de cet impensé, on a fait de l’impensable et du proscrit. Mais il y a un chemin (désormais) pensable. On est notamment passé d’une altérité marquée par le primat de la sexuation à une altérité marquée par celui de la personne.
Pour avancer avec intérêt sur le chemin du pensable, il convient – trop brièvement ici – de marquer une insistance : celle du bénéfice considérable que recèle la clarté des choses qui sont (bien) dites. Ecartant les fictions contemporaines tout comme les déterminismes ou les fatalités biologiques qui ont un goût de Providence, il convient de nommer ce qui est fait/faisable et de savoir ce qui, dans cette nomination, dans cette mise au jour des pratiques, des projets, des aléas et des limites, est recevable au registre du respect d’autrui.
Deux termes ont ainsi conduit la réflexion qui aident à mettre à plat l’expérience et le réel, choisis avec précaution et grand souci de ne pas offenser : l’artifice et le subterfuge. Ni l'un ni l'autre ne se veulent négatifs; ni l'un ni l'autre ne peuvent ni ne doivent être utilisés de manière dénigrante; ils permettent simplement d'apporter de la nuance et d'éviter le clivage évoqué plus haut.
Reprenant l’expression encore employée de 'fécondation artificielle' (mais on peut lui préférer ‘assistance’ à l’écho de procréation médicalement assistée), l’artifice se lit comme le coup de pouce technique au réel contrarié (infertilité notamment). Le subterfuge, lui, suppose davantage, soit l’intervention d’un tiers donneur/receveur dans la conception (ou après !), d’une manière ou d’une autre (médiation/artifice technique ou pas). La seconde modalité est bien plus ancienne que la première, à plus d’un titre, mais elle fait plus intensément débat aujourd’hui. Cette clarté des modalités et cette exigence de bien poser les choses, je ne les ai pas lues jusqu’à présent ; mais peut-être n’ai-je pas assez lu...
Or il est impératif de nommer, d’éclairer, d’expliciter : c’est la clé qui vient débusquer tous les imaginaires, permet de faire mûrir le désir des gens, exacerbe le sens de la responsabilité devant le réel et le droit, oblige à ne pas faire façon d’autrui comme on veut. Cela permet aussi de voir ce qui, cas échéant, serait de trop dans l’usage du corps d’autrui, qu’il soit altruiste ou marchandisé (GPA). Il me semble que, pour peu qu’on l’accepte, cette exigence de clarté aide à penser. Sans quoi on en reste aux imaginaires mal dégrossis ou aux facilités rhétoriques, plus ou moins émotionnelles.
Bibliquement, puisque le protestantisme insiste à raison sur ce point, le chemin parcouru depuis une vingtaine d’années a été considérable et nous a pour beaucoup déplacés de nos références premières, volontiers conventionnelles voire conservatrices. Encore a-t-il fallu admettre que les mots et les expériences ne sont pas équivalents entre les temps bibliques et notre situation, et que l’anachronisme (confusion du passé sur le présent) se cache aussi dans une fidélité qu’on pense bien placée. Tant que celle-ci ne nuit pas, à la limite peu importe ; toutefois le bilan historique et ecclésial de l’homophobie est tellement désastreux (les mots tuent ! les mots blessent !) qu’il oblige à une réappréciation qui ne vienne pas ruiner l’autorité de la Bible en décrassant nos lectures héritées, mais puisse opérer une conversion véritablement... évangélique. Voire paulinienne, puisque l’identité déterminante en Christ est un impératif qui surmonte les genres et les classes, dans une reprise stimulante de Ga 3,26-28. Processus de relecture douloureux certes en regard des habitudes, mais processus possible. Et les résultats, n’en déplaise, sont probants.
Sexe, sexualité et famille comptent encore parmi les rares sujets où des lectures, même en milieu réformé aguerri au recul critique et historique, demeurent étrangement littérales. Mais aussi sélectives. Sur la famille, une lecture vraiment fidèle à la Bible, deux Testaments confondus, nous conduirait pourtant à des expériences beaucoup plus... baroques que saintes. Et la Bible ne parle certainement pas du mariage civil et bourgeois façon XIXe dont nous sommes aujourd’hui les héritiers, à l’écho de l’antique droit romain, et qui, bien plus que l’amour, prévoyait de gérer la circulation, transmission et la préservation des biens entre les générations. Il est plaisant de constater que, de ce point de vue un peu passé de mode, alors qu’on parle beaucoup d’amour aujourd’hui, à juste raison, le dispositif soumis à votation va dans le même sens, me semble-t-il, et souhaite mieux protéger les biens et les personnes dans ces deux moments sociaux que sont l’union et le décès. Y compris les enfants.
Ces temps, l’enfant est devenu la pierre d’achoppement, l’ultime argument de la campagne, et cela marque une inquiétude légitime. Il est bon de constater que le législateur, même contrarié par telle ou telle pratique, a toujours eu en tête le souci du bien de l’enfant, au fil des années passées et de la jurisprudence en matière de famille. J'entends ici 'législateur' au sens de ce qui fait législation: processus parlementaire et jurisprudence des tribunaux. Il est certes délicat de risquer des fictions juridiques sur la filiation, mais l’enfant a primé sur ce qui pouvait froisser le droit (p.ex. don d’ovocytes, interdit en Suisse). Or laisser entendre aujourd’hui que la norme matrimoniale hétérosexuelle est nécessaire (voire impérative) signifie que celle-ci serait en soi suffisante au bonheur et au développement de l’enfant. Pardonnez ma candeur, mais si c’était effectivement le cas, cela se saurait. Qui plus est, cela vient contredire la pratique d’adoption en régime familial monoparental, légale en Suisse.
Une chose encore : alors que l’argument psychologique est barré depuis que l’OMS a retiré l’homosexualité des maladies mentales, incitant les Eglises qui le voulaient bien à ne plus considérer l’homosexualité en soi comme un péché spécifique mais reconnaître que nous sommes toutes et tous ‘en-péchés’ dans nos vies contrastées, le voilà qui revient par la fenêtre et qu’il s’est déplacé ces temps sur l’enfant. Avec un tel objet de soin, comment n’en serait-on pas ému ? Mais comment justement n’être pas dupe de cette rhétorique inquiète et apaiser le débat ?
A l’époque des ‘bébés éprouvette’, comme on les appelait, on a dit bien des choses sur les enfants issus de cette technique, qui ne sont pas sans écho à la technophobie vaccinale ambiante. On en est revenu : avec le recul, c’est devenu risible, rien moins. Dès lors, avec cette humilité que nous enseigne l’histoire, il faut peut-être apprendre à se réjouir du fait que, malgré des réticences qui peuvent être nommées – mais bien nommées ! –, l’être humain a une capacité plastique d’adaptation hors du commun, pour autant que l’environnement soit relationnellement sain (ce qui concerne tous les couples et toutes les familles), c’est-à-dire emprunt du même respect et du même amour, et les figures de références symboliques présentes d'une manière ou d'une autre. Et cela sans perdre du vue ce qui mérite d’être repris et nommé de la filiation, de la génération, de la parentalité.
A mon sens, tout cela permet de dédramatiser le débat, de faire un choix serein et éclairé en vue du 26 septembre, et de recevoir ainsi des réalités familiales diverses, déjà existantes, dans une même reconnaissance sociale et une même fierté.
(papier écrit le 11 septembre 2021, légèrement repris le 22)