Un nouveau moteur oecuménique
Depuis qu'il est progressivement entré en œcuménisme dans les lendemains de la Première Guerre mondiale, comme une vigoureuse protestation pour la paix et la réconciliation, le christianisme est demeuré tendu vers cette prière que Jésus adresse au Père : "Qu'ils soient un". Ce faisant, de belles choses ont pu être construites depuis, qui peu à peu surmontent les divisions des siècles et permettent aux identités confessionnelles de demeurer sans être meurtrières. En Europe, les Eglises en chemins de convergence et d'association fraternelle creusent et entretiennent aujourd'hui moins de divisions que les politiques. Mais le regard est resté comme obnubilé vers cette unité, diversement déclinée et appréciée: aujourd'hui encore, elle n'est souvent vue que comme convergence de foi et de doctrine, alors qu'en somme Jésus n'a pas prié pour cela. Par effet de cohérence, il faudrait croire la même chose pour être unis en Christ, et ce mouvement de pensée a profondément façonné le christianisme antique déjà par conciles successifs; or Jésus n'a pas plaidé pour un dépôt dogmatique commun: dans sa prière, il a renvoyé au Père, à sa vérité et à son amour. Nuance.
Du fait de cette insistance compréhensible et rassurante (les balisages servent bien à cela, d'ailleurs), le christianisme a oublié une autre insistance de Jésus à ses disciples rassemblés en diversité devant lui lors de cette soirée d'adieu, que relate l'évangile selon Jean: c'est l'insistance de l'amour, une dynamique qui marque non seulement la fin sa prière, mais scande tout son testament spirituel. A ses disciples volontiers chamailleurs, il commande se s'aimer les uns les autres: la posture n'a de cesse de surprendre, tant on se demande comment on peut commander d'aimer. S'il y a bien quelque chose qui ne se commande pas, même dans les mariages arrangés, c'est bien l'amour ! Or c'est comme si l'impératif reconnaissait que ce n'est pas évident, toujours à reprendre, et qu'il rendait compte ainsi des commandements qui, en hébreu, sont marqués par un temps dit inaccompli – une sorte de futur qui fait que la loi n'a de sens que d'être réalisée. C'est un horizon atteignable.
L'expérience a largement montré que, derrière l'œcuménisme des appareils ecclésiastiques et des déclarations (dont certaines sont surprenantes et fondamentales), il y a d'abord des rencontres: c'est l'œcuménisme des visages et des regards qui se cherchent et se trouvent sans esquive. Et parce que les gens se rencontrent, discutent, s'ouvrent à l'estime cordiale et réciproque, quelque chose peut avancer. Parce que les gens s'apprécient et s'aiment d'une sincère agapè, paroles et gestes trouvent des convergences et des souplesses nouvelles là où les siècles semblaient n'avoir laissé que de l'ankylose.
Deux exemples. Le premier est genevois. Il y a un an, en décembre 2017, en clôture du Jubilé de la Réforme, les Eglises dites reconnues (ECC, ECR, EPG) publiaient une déclaration commune qui était le fruit d'une journée de partage sur les ministères. En raison de l'estime réciproque de leur responsables, et à l'appui de documents de convergence signés par d'autres (comme la Déclaration commune sur la justification par la foi), elles ont pu écrire ceci en ouverture de ce texte: "nous déclarons reconnaître mutuellement nos responsabilités pastorales au sein de nos Eglises locales dans une confiance réciproque et une collaboration active et fraternelle". Voilà une parole forte qui pourrait inspirer d'autres démarches de reconnaissance.
Le second exemple nous renvoie en septembre passé, à Bâle, lors de la rencontre de la CEPE. Le culte dominical marquait la signature d'une déclaration d'intention œcuménique entre cette Communion d'Eglises protestantes en Europe et le Vatican. Le pasteur Gottfried Locher et le cardinal Kurt Koch en étaient les acteurs principaux. La signature fut un beau moment, et le regard échangé sur la photo atteste d'une sincère amitié. Mais le plus intense à mes yeux fut plus discret, néanmoins assumé devant toutes et tous: lors de la célébration de la Cène, vers la fin de la distribution, tandis qu'il était resté dans les stalles de l'estrade, Kurt Koch s'est approché de Gottfried Locher et a demandé à être béni par lui. Sur le chemin d'unité, le cardinal s'en remettait à Dieu par la présence du pasteur, celui-là même qu'il avait déjà rencontré plusieurs fois et avec qui il s'était baladé côte à côte juste avant le culte. C'était le geste partagé possible, celui d'une confiance amicale, celui d'une profonde agapè évangélique. S'il n'y a pas cette estime-là, rien n'avance en profondeur.
Dès lors, au moment où le Conseil œcuménique des Eglises célèbre ses 70 ans, il est temps d'investir à tous niveaux dans l'œcuménisme d'agapè. J'y vois un impératif qu'on ne saurait reléguer au titre d'option décorative ou sentimentale, pour la simple raison qu'il est parole du Christ: "Ce que je vous commande, c'est de vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés" (Jn 15,12). Il nous faut désormais prendre toute la mesure de cette parole, pour reconnaître ce qui, aujourd'hui encore, va à l'encontre de la volonté du Christ au lieu d'être porteur de promesse et d'unité. Serviteurs de nos systèmes, nous sommes appelés à être amis en Christ, choisis par lui: voilà le chemin de l'unité, dont l'agapè est le moteur retrouvé.