Ose-t-on encore mourir?

Croix au-dessus de la grande bleue
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Croix au-dessus de la grande bleue

Ose-t-on encore mourir?

Par Ariane de Rham
30 octobre 2021

Dans un EMS, 9 personnes décèdent en l’espace de peu de temps.  Cela suscite une enquête, qui pourrait déboucher sur une plainte pénale. Les aurait-on donc assassinés, aurait-on affaire à un fanatique du suicide assisté parmi le personnel soignant ? Que nenni, il semble juste que la direction a souhaité s’occuper au mieux des résidents âgés, malentendants, affaiblis, dans un contexte le plus familial et dans son interprétation du cadre légal. Comme dans bien d’autres lieux, de la petite enfance à l’EMS, où les marges de manœuvre et d’interprétation ont été utilisées pour être au plus proche de la réalité du terrain, où d’autres contraintes et paradoxes doivent être pris en compte en sus des mesures des ordonnances fédérales.

Car oui, peut-être que le port du masque plus absolu aurait évité une contamination, créant d’autres problématiques. Quoique… Pour avoir fait du bénévolat en EMS lors de la 1e vague, et aidé les résidents à prendre leur petit déjeuner, j’ai constaté à quel point le contact avec leur salive est permanent. Tenir une tasse pour aider à boire, essuyer une bouche barbouillée de confiture, jeter et nettoyer les déchets et restes, il est presque impossible de s’occuper de manière « stérile » de deux résidents simultanément. Il est nécessaire d’avoir suffisamment de personnel pour s’occuper de l’un après l’autre, avec lavage des main rigoureux – et d’avoir la compréhension de résidents (parfois déments ou juste mal dans leur peau) pour cette manière d’agir. Autant dire qu’éviter des contaminations relève d’un effort important et parfois difficile, au gré des réactions et urgences des situations.

Des personnes âgées, affaiblies dans leur santé physique, intellectuelle, psychique, sont donc décédées. Est-ce grave docteur ? Quand on lit dans la presse que 7 personnes sur les 9 n’étaient pas vaccinées, on est en droit de se demander pourquoi ? Pourquoi ont-elles, ou leur famille en cas d’incapacité de discernement, fait le choix de ne pas être vaccinées ? Le choix de laisser la maladie advenir, d’accepter les conséquences, de se permettre de mourir. Choix déraisonnable ? Ou choix conscient et réfléchi ? Une connaissance me disait avoir dû prendre la décision pour sa mère. Et choisi de ne pas la faire vacciner. « Pour protéger quoi ? » me disait-il.

A l’inverse, j’ai lu il y a peu un éditorial d’une journaliste affirmant que le but « est de pouvoir serrer nos parents dans nos bras le plus longtemps possible ». Vraiment ? Le but ne serait-il pas de se préparer à leur départ, d’en parler avec eux, de les écouter ? D’apprendre le fameux « lâcher-prise » si à la mode ? S’il est un endroit où le lâcher-prise prend son sens le plus profond, c’est bien dans sa relation à la vie, à la mort.

Quand je m’exprime ainsi, l’on me répond que « si c’était vos proches, vous ne parleriez pas comme ça ! ». Mes proches m’ont appris, au contraire, à en parler ainsi. Mes grands-parents ont toujours dit qu’un jour ils partiraient, ils ont parlé de leur rapport à la mort, à la fin de vie. Ils ont dit quand ils se sont sentis près à partir, quand la maladie les a atteints, la fragilité. Ils ont refusé diverses mesures médicales, ils ont fait leurs adieux, ils nous ont laissé tristes, bien entendu, mais apaisés. Ma mère est partie durant la 2e vague, rapidement et paisiblement, car nous avions abordé en famille auparavant le choix de la laisser partir à son heure, vu sa qualité de vie résiduelle très faible. Et j’aborde cela avec mes enfants également.

Après 18 mois de pandémie, l’Eglise, les églises, ne se sont toujours pas exprimées sur la vie, la mort, la maladie et le mourir. Sur ce qui fait leur cœur de métier – l’annonce de la résurrection, la vie plus forte que la mort. Elles ont fini par s’exprimer sur la pandémie en parlant d’amour du prochain, motif de vaccination – car elles ont adopté le slogan « protéger des vies » à tout prix. Le vaccin protège des formes graves, il diminue les transmissions. Mais il ne résout pas le rapport à la mort, il évite la question de fond. Au contraire, il renforce de sentiment de toute-puissance, d’immortalité – et je ne suis pas sûre que cela apporte plus d’humanité et d’amour du prochain.

L’amour du prochain, c’est prendre soin des malades, des endeuillés, protéger les enfants et leur avenir. C’est oser aborder les questions de sens et rompre la solitude, deux pandémies galopantes de nos sociétés. Certaines paroisses le font, mais au-delà, sur la place publique, le silence est de mise. Que certains souhaitent également le décliner en se faisant vacciner, en renonçant à se serrer dans les bras, en ne fêtant qu’en petit comité, ce sont des choix, toujours situationnels, toujours en pesée des risques et des bénéfices humains, pour soi et pour l’autre, pour la société et l’éventuelle surcharge hospitalière. Par contre s’ériger en doctrine, accuser, exclure, discriminer ceux qui ont une autre pesée d’intérêts dans leur situation propre, c’est les mettre en danger. Oui, c’est les couper de leurs liens, leurs intégrations sociales, professionnelles, leur refuser leur place. C’est une attitude intégriste qui n’a rien à voir avec l’intégrité personnelle, encore moins avec l’intégration prônée par le Christ. L’amour du prochain est dans la compréhension, jamais dans l’intransigeance.

Les églises sont en contact avec de très nombreux aînés. Ces aînés reçoivent souvent des messages contraignants de leurs proches, leurs enfants, qui croient certainement bien faire : protège-toi, confine-toi, vaccine-toi ! J’appelle de mes souhaits qu’ils puissent avoir voix au chapitre. Qu’ils puissent affirmer leur choix, quel qu’il soit – et que l’amour du prochain, l’amour familial, accueille ces choix. Bien sûr, vieillir et mourir ne sont pas des sujets légers : pour eux dans la perte de leurs capacités, leurs ressources, pour nous dans le lâcher-prise face à la réalité de l’âge et de la mort. Mais quelle chance de voir ses vieux parents mourir – par rapport aux époques des orphelins de guerre, de mort en couches, d’accidents du travail ! Ose-t-on mourir reconnaissants de la vie offerte ? Ose-t-on laisser ses proches s’en aller à leur heure ? Ou vers quel autre projet de société se dirige-t-on ? Quelle « sortie de crise » globale avec un objectif de zéro décès ?