«Les interprétations bibliques sont révélatrices des peurs de l’époque»
Propos recueillis par Joël Burri
Des pasteurs accusés de changer «le sens profond» des textes bibliques, d’enseigner de fausses doctrines ou de ne pas savoir diriger leur propre maison: tout cela a pu être lu fin juillet dans le courrier des lecteurs du quotidien «24 heures» qui avait publié peu avant une interview de deux théologiens plaidant pour une théologie qui ne stigmatise ni la sexualité ni les différentes orientations sexuelles ou identités de genre. Qui sont ces croyants pour qui l’idée d’une Église inclusiviste est tellement fausse qu’une mise au point dans l’espace public semble nécessaire? Interview de Jean-Christophe Émery, directeur de Cèdres formation, l’offre de formation théologique de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud.
Une dispute théologique par courrier de lecteurs interposés, est-ce que cela vous étonne?
Non, d’ailleurs il y avait eu un précédent lors de l’adoption du rite pour couple de même sexe, il y a 5 ans. Ces personnes ont la volonté de faire passer leur message par le même canal que le message auquel elles s’opposent, dans ce cas l’interview des deux pasteurs libéraux. Cette question est sensible parce qu’elle touche là à des interdits, des tabous, mais il faut aussi se rendre compte que cela dépend beaucoup du contexte. Aux États-Unis, par exemple, l’avortement divise beaucoup plus qu’en Europe. Et ces sensibilités évoluent aussi au fil du temps.
Mais de là à accuser des coreligionnaires d’être de faux prophètes!
Ce genre de discours est assez classique de groupes qui revendiquent une plus grande fidélité au texte biblique, côté protestant, ou à la tradition côté catholique. Ils pensent être les défenseurs d’une pureté théologique et d’avoir le devoir de la protéger.
Dans le cas présent, il s’agit de défendre une vision du monde et de la société dans laquelle le texte biblique joue un rôle central. Dans cette conception théologique, le texte biblique représente un guide de conduite pour le bien-être de l’humanité. Plus fidèlement on l’applique, mieux l’humanité se porte.
Faire du texte biblique un code moral oblige à gérer ses incohérences internes…
Je n’aime pas parler d’incohérences. Je préfère parler de tensions. Ce qui est fascinant avec la Bible c’est qu’elle contient en elle-même une dimension autocritique. Ceux qui pensent l’avoir comprise y sont critiqués.
Les différentes interprétations des prophéties sont révélatrices des peurs de l’époque. Par exemple, à l’époque des huguenots chassés de France sous le coup des dragonnades. Les «petits prophètes» sont des enfants qui annoncent le retour du protestantisme en France dans une ambiance apocalyptique. Plusieurs seront pendus. Chaque époque génère ses angoisses et donc ces résistances sont beaucoup plus révélatrices de l’époque qui les produit que du texte biblique lui-même.
En s’inquiétant du fait que «le sens profond des textes bibliques soit changé, selon “l’air du temps”», ces lecteurs ne posent-ils pas une question pertinente: comment interpréter sans instrumentaliser?
Il ne faudrait pas penser que l’on est soit fidèle au texte, soit on l’instrumentalise. Dans tous les cas, on instrumentalise le texte en le faisant résonner avec des problématiques qui sont les nôtres. Il faut donc se poser la question de la fidélité à un héritage chrétien et des outils auxquels l’on a recours pour entrer dans cette problématique. Le christianisme est très plastique, c’est sa force et sa faiblesse à la fois. Il a su s’adapter à différents contextes aux quatre coins du monde et à différentes époques.
Si l’on prend le seul Nouveau Testament, on se rend compte que là déjà on nous présente au moins cinq grandes traditions. Les quatre Évangiles et les textes de Paul. Toutes se présentent comme héritières légitimes du Christ. Les textes les plus anciens sont les écrits de Paul. Curieusement, celui-ci ne cite quasiment jamais les paroles de Jésus. La diversité prévaut dès l’origine. Et le conflit aussi, comme en témoignent les écrits de Paul!
Donc cette crispation autour de la sexualité est davantage révélatrice des craintes suscitées par les changements de notre société.
C’est une thématique en fait assez peu présente dans les textes bibliques, mais qui fonctionne très bien comme marqueur identitaire. L’avantage des questions éthiques c’est que l’on ne peut pas dire que l’on n’a pas d’avis, notre comportement parle pour nous. Ces questions permettent de facilement reconnaître qui appartient ou non à une communauté croyante. Le lien à la richesse et à l’argent qui est pourtant davantage présent dans la bouche de Jésus selon les Évangiles n’est que peu utilisé pour définir qui fait partie ou non de la communauté. D’ailleurs, il y a beaucoup de personnes riches qui appartiennent aux communautés littéralistes américaines alors que la richesse fait l’objet de nombreuses critiques dans le Nouveau Testament.
Mais c’est aussi quelque chose qui pourrait changer. Certaines communautés d’origine très littéraliste deviennent aujourd’hui beaucoup plus sensibles à des questions environnementales et de respect de la Création. Le thème de l’inclusivité à l’égard des LGBT progresse également lentement dans certains de ces milieux.