Les médias n’en parlent pas!

légende / crédit photo
i
[pas de légende]

Les médias n’en parlent pas!

31 mars 2016
Protestinfo propose régulièrement des éditos rédigés par des membres des rédactions de Médias-pro.

Responsable de Protestinfo, Joël Burri s’interroge sur les motivations qui sous-tendent au choix des articles paraissant dans les journaux.

Dimanche, jour de Pâques. Dans un parc public de Lahore, deuxième ville du Pakistan, un homme marche en direction d’une aire de jeux. Arrivé près de balançoires, il se fait exploser. Cet attentat kamikaze a été revendiqué par une faction dissidente des talibans. Elle avait pour cible la communauté chrétienne. Bilan: 72 morts.

Se faire exploser sur une place de jeux pour enfants… quelle horreur! Mais pourquoi les médias ont ils si peu parlé de cet acte barbare au bilan doublant celui des attentats de Bruxelles, quelques jours avant? «Si les attentas de Lahore ne sont pas plus couverts, c’est votre faute et la nôtre», titre Slate qui s’est intéressé à cette question en traduisant de larges extraits d’une réflexion de Martin Belam, responsable des réseaux sociaux et des nouveaux formats au Guardian. Pour la journaliste britannique, si le sous-traitement de certains événements est problématique, les torts sont partagés entre producteurs et consommateurs de médias. Statistiques de lectures à l’appui, il est facile de montrer que les lecteurs veulent de la nouveauté et de la proximité. Le même attentat déclenchera bien plus d’intérêt s’il a lieu dans un pays voisin que s’il a lieu à 6000 km; et bien plus de lectures si c’est le premier que si c’est le cinquième attentat du genre dans une zone de conflit.

De fait, les médias suisses ont parlé du tragique événement de Lahore. Le nom de cette ville apparaît dans 112 articles publiés dans les médias référencés par SMD/Swissdox entre dimanche et mercredi. Si cette information vous a échappé, c’est peut-être que vous êtes lecteur du Temps qui a titré «Attaque suicide au Pakistan» ou de La Liberté qui a titré «Un attentat fait plus de 70 morts». Par contre, les lecteurs de 20 minutes ou du Journal du Jura auront forcément eu envie de lire ces articles titrés respectivement «Familles chrétiennes dans le collimateur des talibans» et «Les chrétiens, cible de l’attentat».

Car soyons honnêtes, si le web s’interroge soudain sur la faible couverture de cet attentat pakistanais, ce n’est peut-être pas par hasard. La distance n’est pas forcément géographique: si le sous-traitement des attentats de Lahore nous est insupportable, c’est parce que nous nous sentons proches de ces chrétiens qui fêtaient Pâques. C’est terriblement humain: nous avons besoin de pouvoir nous identifier à une victime pour ressentir de la compassion.

Si quelques commentateurs avaient critiqué «l’indignation sélective» des Occidentaux quand les attentats de Paris avaient occulté l’attentat de la veille à Beyrouth dans un quartier chiite, cette question n’agite les réseaux sociaux que lorsque cette «indignation sélective» se fait au détriment de victimes chrétiennes.

Quelle conclusion tirer de cette analyse un peu cynique de nos comportements de lecteurs? Peut-on se satisfaire de cette «indignation sélective»? Bien sûr que la réflexion doit avoir lieu dans les rédactions pour penser le rôle des médias en tant qu’acteur de la société: il y a des sujets qui, moralement, doivent être traités même s’ils ne rapporteront que peu de clics.

Mais à l’heure où une part croissante des lecteurs s’informent via les réseaux sociaux et leurs algorithmes mystérieux, le rôle des internautes gagne toujours plus en importance. Chaque clic, chaque commentaire, chaque partage influencent davantage la visibilité d’un article que son positionnement dans les pages ou sur le site d’un média.

Refuser de suivre ces pulsions qui, lorsque l’on s’informe, nous inciteraient à ne nous intéresser qu’à ce qui nous est proche ou que l’on connaît déjà pourrait transformer les médias. Il serait temps d’en prendre conscience.