Le français comme «langue nationale»
Par Aline Jaccottet
L’histoire commence en 1993. Marocain, Abdelhamid Chakir vient de quitter son Rabat natal pour Vevey, où il rencontre des coreligionnaires en quête, comme lui, d’un lieu de prière pour les vendredis. Ensemble, ils fréquentent un temps la mosquée de Genève. «Les trajets sont rapidement devenus pénibles et nous avons voulu ouvrir notre propre centre», raconte-t-il. C’est chose faite en janvier 1994.
Restait un problème de taille: la langue. «Tout le monde ne parlait pas arabe et les Albanais étaient majoritaires: il fallait donc trouver un idiome qui nous fédère», raconte l’imam. C’est ainsi que le français devient leur «langue nationale»; il est utilisé par l’imam lors de ses prêches, même s’il passe à l’arabe lorsqu’il cite une sourate du Coran.
Dans une station-essence désaffectéeLa mosquée a été installée dans le garage d’une station-essence désaffectée, aux côtés d’un magasin halal où l’on vend livres, épices et nourritures. Albanais, Marocains, Tunisiens, Bosniaques, Somaliens, Suisses… tous les vendredis (voir encadré), jusqu’à «300 personnes viennent prier ici. Les jours de fête, il y a jusqu’à mille fidèles de toutes les origines ethniques et sociales, du cadre Nestlé au Veveysan de souche», explique l’imam, enthousiaste. «Beaucoup de musulmans comprennent l’arabe. Les mosquées des arabophones sont donc généralement plus cosmopolites que celles tenues par les Albanais ou les Turcs», commente Mallory Schneuwly Purdie, docteure en sociologie et responsable de recherche au Centre suisse islam et société (UNIFR).
«C’est en Suisse qu’il faut s’investir»Un réseau de soutien scolaire, de cours et d’activités sportives a été développé et les Veveysans sont invités à partager le souper du ramadan. «Notre socle culturel commun, c’est la Suisse: c’est donc en Suisse qu’il faut s’investir», soutient Abdelhamid Chakir.
L’ancien garage dans lequel ses fidèles se réunissent vient d’être acheté et le confort est sommaire. Des panneaux rudimentaires séparent le vestibule du lieu de prière, la décoration est quasi absente et quiconque veut prier doit s’armer de chaussettes épaisses, car sous le tapis, le sol est gelé.
Un enseignement de proximitéAbdelhamid Chakir reçoit dans un petit bureau tapissé jusqu’au plafond de livres en arabe, au sommet d’un escalier métallique. Proposant à boire, il revient avec une bouteille de Nestea tirée d’une pièce pleine de bric-à-brac puis, s’asseyant, raconte son parcours.
L’enseignement islamique, il l’a reçu dans son quartier natal de Rabat, au Maroc, sous l’égide d’un maître «qui m’a tout appris». Devenu éducateur social, ce sont les circonstances qui l’ont transformé en imam. «Les fidèles sont venus vers moi, ils m’ont dit: Abdelhamid, on a besoin de toi à 100%, tu as les connaissances… c’est à la communauté de choisir son guide, on ne devrait jamais s’autoproclamer». L’imam est malikite (voir encadré), mais dit conseiller chacun selon l’école de droit musulman à laquelle il est affilié. «Dans les prêches, je me concentre sur ce qui nous est commun pour que tout le monde puisse adhérer. Ici, c’est la maison de Dieu, pas celle d’une communauté particulière».
C’est l’heure de la prière (voir encadré). Abdelhamid Chakir a abandonné pull et pantalons pour une djellaba et s’est couvert la tête. Dans la salle d’où montent les murmures à mesure que les hommes arrivent et se saluent, on s’assied en tailleur et on se recueille. Quelque 150 fidèles se retrouvent ce jour-là: costards cravates ou blousons en cuir côtoient les habits traditionnels ou les survêtements Nike des plus jeunes. Empruntant une autre entrée, quatre ou cinq femmes se sont réunies derrière des panneaux d’où elles ne peuvent ni voir ni être vues.
«Vous pourriez quand même vous voiler»Ce jour-là, le sermon porte notamment sur la confiance en Dieu et le respect de la vie. L’imam cite des hadiths — des récits de la vie du prophète Mohamed — racontant le souci que ce dernier avait des plus faibles; tandis qu’il parle, je me rends du côté des hommes, où j’ai été autorisée par l’imam à photographier les lieux.
Ma présence passe inaperçue… si ce n’est auprès d’un jeune homme qui vient me rabrouer à voix basse: «Vous pourriez quand même vous voiler, un peu de respect…» Lorsque je lui raconte l’anecdote au sortir de la mosquée, Abdelhamid Chakir n’est pas surpris. Il y a des réticences, certes, mais «la tolérance, ça s’apprend», conclut-il en me serrant la main.
Le malékisme ou malikisme est une des quatre écoles juridiques de l’islam sunnite. Il est fondé sur l’enseignement de l’imam Malik ibn Anas (711-795), un théologien et législateur né à Médine. Le malikisme est suivi par environ 20% de musulmans dans le monde. Il est majoritaire en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest et on le retrouve en Egypte, au Soudan et dans certains pays du Golfe. L’école malikite se distingue essentiellement par le fait qu’elle prend en considération les pratiques des premiers habitants musulmans de Médine comme source de jurisprudence, et qu’elle prête une grande attention aux récits de la vie du prophète Mohamed (les hadiths). Elle laisse aussi une plus grande place aux us et coutumes locaux des pays où elle est pratiquée.
L’accomplissement des cinq prières quotidiennes (en arabe: salât) est obligatoire: c’est l’un des cinq piliers de l’islam. Pour la réaliser, chaque musulman se prosterne vers la qibla, qui est la direction de la Ka’ba à La Mecque, construite par Abraham et son fils Ismaël comme lieu fondateur du monothéisme selon la tradition musulmane. La prière du vendredi, jour férié, se pratique collectivement et n’est obligatoire que pour les hommes adultes et sains d’esprit. Elle est accompagnée d’un prêche prononcé par l’imam qui dirige la mosquée.