La métaphysique est-elle vraiment morte?

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La métaphysique est-elle vraiment morte?

Elisabeth Schenker
28 avril 2015
Les éditions Labor et Fides ont publié la traduction française d’un deuxième livre de Ronald Dworkin, professeur de droit et philosophe mondialement connu, du moins côté anglo-saxon. Avec «Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs», la maison d’édition genevoise donne à lire un ouvrage majeur de celui qui remporté le prix Holberg deux ans après Jürgen Habermas, en 2007. Un livre pour initiés qui ne craignent ni les provocations ni certains paradoxes.

Le titre «Justice pour les hérissons» suscite d’emblée la curiosité et donne envie d’ouvrir ce pavé de 500 pages, que Ronald Dworkin présente lui-même ainsi: «ceci n’est pas un livre sur la pensée des autres». Les renards, «ces intellectuels qui ont beaucoup d’idées», y sont mis au défi de répondre de leurs théories devant un seul et unique «hérisson», l’auteur lui-même, qui va en défendre «une grande»: la sienne.

Une idée de taille, puisque cet ouvrage se donne pour but «d’illustrer au moins l’unité des valeurs éthiques et morales. J’élabore une théorie –explique l’auteur– sur ce à quoi ressemble le fait de bien vivre et sur ce que nous devons faire et ne pas faire aux autres si nous voulons bien vivre». La pensée que le professeur présente au fil des chapitres, s’il la veut être une «théorie philosophique aussi large que complexe» est aussi, selon ses propres mots, «un article de foi».

Non au subjectivisme moral. Oui à l’unité des valeurs éthiques et morales

Dans «Justice pour les hérissons», Ronald Dworkin reproche à «un grand nombre de philosophes» de prôner «qu’il n’existe aucune vérité objective au sujet des valeurs qui soit indépendante des croyances ou des états d’esprit des gens qui jugent des valeurs. Nous devons comprendre –dit-il– leurs jugements au sujet de ce qui est juste ou injuste, équitable ou non, bien ou mal, comme de simples expressions de leurs états d’esprit, de leurs émotions, de leurs recommandations aux autres, de leurs engagements, des lignes de conduite qu’ils ont adoptées pour leur propre vie». Or, défend-il, «notre dignité exige de nous de reconnaître qu’avoir une vie bonne ne dépend pas simplement de ce que nous pensons sur ce sujet (…) je crois que certaines institutions sont vraiment injustes et que certains actes le sont aussi, quel que soit le nombre de gens qui sont d’un autre avis».

Un parti pris méthodologique

Le professeur de droit expose sa méthodologie en début d’ouvrage: «nous nous servons d’une partie de notre théorie axiologique d’ensemble pour vérifier notre argumentation dans d’autres parties». C’est à la cohérence du raisonnement qu’il va mesurer la vertu de «responsabilité morale», sans oublier de définir quelques notions qui ne font toujours pas l’unanimité dans le débat éthique. Il souligne par exemple pour lui, «la distinction entre l’éthique, qui est l’étude de l’art du bien vivre, et la morale, qui est l’étude de la manière dont nous devons traiter autrui».

Mais au fil de la lecture, on peut parfois regretter que l’argumentation utilise des effets de manche, faisant penser à des raisonnements circulaires: «nous voulons bien vivre parce que nous reconnaissons que nous devrions bien vivre plutôt que l’inverse», assène-t-il.

Dominer ou servir?

L’ouvrage est divisé en cinq parties, et pour rentrer dans la pensée touffue du philosophe du droit, mieux vaut ne pas faire l’impasse de la première. La tentative d’élaborer une théorie philosophique en système articulé et cohérent, sans tensions internes, est une entreprise ardue, qui ne se laisse pas approcher si facilement. Le propos n’arrive d’ailleurs pas toujours à éviter l’écueil des arguments d’autorité.

Le ton de l’ensemble est décidé, et l’orateur se profile nettement derrière les lignes, maniant érudition et humour, intégrant sans complexe ses opinions politiques. «La justice que nous avons imaginée commence avec ce qui semble une position inattaquable, à savoir qu’un gouvernement doit traiter ceux qui sont soumis à sa domination avec une sollicitude et un respect égaux».

Le retour du refoulé?

De nombreux exemples viennent émailler le propos qui se veut convaincant, souvent polémique, mais ils ne facilitent pas toujours la lecture, soit parce qu’ils sont imaginaires, soit parce qu’ils se réfèrent à une culture assez très américaine. De plus, s’ils cherchent à frapper l’esprit et susciter l’émotion, ils le font parfois au détriment d’une démonstration logique suivie.

L’ouvrage vaut toutefois la peine d’être lu jusqu’au bout, puisque l’on y découvre, à la toute fin, une envolée poétique étonnante sous la plume d’un philosophe qui pense avoir réglé son compte à toute pensée métaphysique: «Elle (la justice) procède de la dignité et vise à la dignité. (…) sans dignité, nos vies ne sont que des éclairs. Mais si nous réussissons à mener une bonne vie, nous créons quelque chose de plus. Nous ajoutons quelque chose à notre mortalité. Nous faisons de notre vie un minuscule diamant dans les sables cosmiques»…

Une carrière exemplaire

Peu d’ouvrages de philosophie du droit ont connu un succès aussi important que le premier que Ronald Dworkin a publié aux Etats-Unis en 1977, «Taking rights seriously». Depuis, sa renommée n’a cessé de croitre dans le monde anglo-saxon. Critique du positivisme juridique et de l’utilitarisme, ce penseur est considéré comme l’un des plus grands spécialistes de la philosophie du droit. Il a été professeur à New York University et à Oxford.

Encore méconnu dans le monde francophone, les éditions Labor et Fides ont fait paraître récemment deux de ses livres en français. «Religion sans Dieu», est le dernier ouvrage de Ronald Dworkin, écrit peu de temps avant sa mort en 2013; il est paru en français en février 2014. «Justice pour les hérissons» est un ouvrage qui lui est antérieur, puisqu’il est paru en anglais en 2011. En entrant en dialogue ininterrompu avec les différents courants philosophiques de son temps, Ronald Dworkin a marqué la pensée philosophique du XXe siècle.