La Suisse tancée pour son application restrictive du droit à la vie de famille
Photo: Le bâtiment de la Cour européenne des droits de l’Homme CC (by-sa) CherryX
Par Joël Burri
Andrea* est arrivée en Suisse, en 2002, à l’âge de trois ans, avec ses parents et sa demi-sœur. Il a fallu près de dix ans pour que la demande d’asile de la famille soit refusée en raison de l’«invraisemblance» du motif de cette requête: Carlos*, le père se disait victime de violences policières à Quito en raison de son appartenance politique. Dix ans durant lesquels Andrea a grandi en vraie petite Genevoise: elle ne maîtrise pas l’espagnol et n’a aucun lien avec l’Equateur, le pays que ses parents ont quitté pour demander l’asile en Suisse. C’est en raison de son «intégration totale en Suisse», que, fin 2012, le Tribunal administratif fédéral lui octroya, ainsi qu’à sa mère, une autorisation temporaire de séjour en Suisse. L’expulsion de Carlos avait, par contre, été autorisée au motif que celui-ci n’habitait plus avec sa femme et, qu’en outre, il avait été condamné pour vol et recel.
Le Centre social protestant, dans le cadre du projet pilote qui a mené à la création du Centre suisse pour le droit des migrants, a soutenu Carlos pour porter l’affaire devant la Cour européenne des Droits de l’Homme. Et dans un arrêt publié récemment, celle-ci donne tort à la Suisse. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui garantit le droit au respect de la vie familiale a été violé. Et la décision de la Suisse à l’encontre de Carlos est qualifiée de «disproportionnée» au vu des infractions «relativement peu graves» qu’il a commises.
Le droit d’être en relation avec son père«Les relations existant entre Carlos et sa fille mineure relèvent de la “vie familiale” au sens de l’article 8», résume le communiqué de presse de la Cour européenne. «En outre, si Carlos et son épouse sont séparés, ils n’ont pas divorcé, ils gardent des contacts l’un avec l’autre et affirment que cette relation aide Carlos à faire face à sa maladie (troubles psychiques post-traumatiques). Ces éléments sont suffisants pour que leur relation soit considérée comme relevant de l’article 8.» Enfin, «La Cour observe que les autorités suisses n’ont pas tenu compte de l’intérêt mutuel de Carlos et de sa fille mineure à maintenir des liens étroits» qui auraient été rompus si le père avait quitté la Suisse.
Interrogé par Protestinfo, Le Tribunal administratif fédéral «prend acte» de cet arrêt. Le Département fédéral de justice et police dispose de trois mois pour demander le renvoi de cette affaire devant la Grande Chambre de la Cour.
Une jurisprudence très restrictiveCet arrêt est d’ores et déjà vécu comme une grande victoire pour les associations défendant les droits des migrants. «Nous pensons que cet arrêt aura un effet significatif sur la façon dont les tribunaux suisses appliquent la Convention européenne des droits de l’Homme», explique Boris Wijkström, avocat au Centre suisse pour le droit des migrants. «Jusqu’à présent, la jurisprudence suisse était extrêmement restrictive au sujet de l’article 8 de la Convention qui garantit le droit au respect de la vie familiale. La Suisse refusait de reconnaître ce droit à une personne dont la famille n’a pas de statut stable en Suisse. L’arrêt de la Cour européenne fixe que cette protection s’applique à toute personne dont les proches vivent, de fait, en Suisse, quel que soit leur statut».
*prénoms fictifs