Les psychiatres sont-ils les nouveaux pasteurs?
Ce thérapeute de 61 ans, au regard bleu perçant, me reçoit entre deux consultations dans son cabinet, situé en plein cœur de Morges. Pierre Vallon, qui se définit comme un «théologien amateur», explique comment ses patients vivent angoisses et dépressions dans un monde post-moderne, un monde «sans narration».
En quoi l'effacement du christianisme affecte-t-il l’individu?
Les histoires comme celles racontées dans la Bible offrent un cadre de références. En se remémorant des situations où l’émotion désagréable s’est déjà produite, l’individu sait qu’il peut y faire face, qu’il peut lutter car lui ou d'autres y sont déjà arrivés. Mais tout cela n’est possible qu’avec une forme de théorie qui leur sert de cadre, une histoire qui crée un lien partagé par la communauté et les individus qui la composent.
Il me semble pourtant que l'on a longtemps considéré les religions comme opprimant les individus.
Pendant des centaines d’années, la religion appartenait au clergé, qui donnait ses consignes au peuple pour lui dire comment se comporter. La Réforme protestante a permis à l'individu de commencer à penser par lui-même en s'affranchissant des dogmes de l’Eglise en place.
Mais le protestantisme a aussi amené son lot de névroses. On trouve dans ce courant beaucoup de culpabilité, de dépréciation et de dévalorisation, qui appartiennent aussi à la dépression.
Qu'ont alors perdu les personnes avec la fin des grandes religions ?
Outre un récit qui donne un sens et qui sert de référence collective, l’appartenance à une communauté joue un rôle important dans l’encadrement des individus. Je pense que les souffrances et les maladies psychiques ont toujours existé.
Avant la psychiatrie, la société trouvait des solutions par la communauté. Par exemple, la vieille tradition juive de la Shivah* permettait de venir en aide aux personnes en deuil. Actuellement, ce soutien par la communauté s’effrite. Au lieu de cela, les gens viennent chez les psychiatres et reçoivent des médicaments.
A vous entendre, on pourrait croire qu'il n'y a que la religion qui permette aux individus de bien vivre?
Non, mais la plupart des systèmes qui rejettent le religieux s'en inspirent, paradoxalement. Par exemple, quand Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, tente d'en évacuer le fait religieux, il ne se rend pas compte qu’il remplace l'ancienne religion par une autre, la psychanalyse! Lorsque le philosophe allemand, Nietzsche, dit «Dieu est mort», il se base sur ses connaissances de la culture chrétienne pour construire une théorie qui s’en distancie. Au fond, la psychanalyse, le marxisme, le nietzschéisme et encore bien d’autres systèmes de pensée sont issus de la démarche religieuse qu’ils ont rejetée et remplacée.
*La période de la Shivah dure sept jours et commence directement après l’enterrement. Pendant cette période, les membres de la famille ne travaillent pas, restent ensemble et honorent le défunt par des offices et des récits à sa mémoire.
Pierre Vallon est né en 1952 à Pully dans le canton de Vaud. Après des études en faculté de médecine à l’Université de Lausanne, il suit une formation post-grade en psychiatrie et psychothérapie à l’hôpital de Cery et au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). A 31 ans, il devient médecin associé à l’Hôpital psychiatrique de Bellevue, à Yverdon.
Dès 1992, il s’installe en cabinet privé. Parallèlement, ce psychiatre s’investit dans différentes associations médicales. Il a, entre autres, occupé le poste de président de la Société vaudoise de médecine. En 2011, il a été élu président de la Société suisse de psychiatrie et de psychothérapie et de la Fédération des médecins psychiatres psychothérapeutes. Pierre Vallon est père de cinq enfants et grand-père de trois petits-enfants.Quelques chiffres
Le nombre de protestants en Suisse est passé de 56 % à 28 % de la population, entre 1910 et 2010, selon l'Office fédéral de la statistique. Si les catholiques n'ont que légèrement diminué, le nombre de personnes athées et sans confession a largement augmenté.
En Suisse, près d'une personne sur deux a besoin, au moins une fois dans sa vie, d'un soutien psychologique.Cet article a été publié dans:
Le quotidien fribourgeois La Liberté le samedi 14 décembre 2013.