«Dieu est dans vos casseroles, c’est là qu’il vous attend!»
(Photo: ©François Wavre)
Propos recueillis par le pasteur Emmanuel Roland, La Vie protestante de Genève
ER: Pourquoi Maître Eckhart? (voir encadré ci-dessous)
FC: Je l’ai découvert un peu au hasard de mes lectures, tout de suite subjuguée par l’originalité de sa pensée. Maître Eckhart, c’est la surprise assurée. Son sermon sur Marthe et Marie prend à revers toutes les interprétations traditionnelles et il finit par dire l’inverse de tout ce à quoi on est habitué. Cela vaut la peine qu’on s’y intéresse!
Alors, ce ne serait pas Marie qui aurait choisi «la bonne part»?
Exactement! La lecture traditionnelle présente Marie comme la figure de la contemplative. Celle qui choisit, agenouillée aux pieds de Jésus, «l’unique nécessaire», tandis que Marthe, toute à son agitation, se voit reprochée d’avoir manqué l’essentiel: la visite du Christ. D’un côté la priante, de l’autre l’affairée qui aimerait bien cesser d’être seule aux casseroles.
Or, Maître Eckhart opère un renversement, en montrant que Marthe est la plus accomplie des deux car elle a compris que la vie spirituelle se vit à travers les réponses qu’on offre aux appels du quotidien, et non pas dans le retrait d’une méditation qui se voudrait un éternel face à face avec Dieu ou avec le Christ. Pour Maître Eckhart, la vie spirituelle n’est pas immobilisme mais mouvement et Marthe est la figure de ce mouvement.
Mais les Marthe que nous sommes rêvent d’être des Marie!
On en rêve et c’est peut-être là notre problème! Pour Maître Eckhart, la posture de la contemplative n’est pas à la fin mais au début de la vie spirituelle. Marie, c’est l’étape de la foi adolescente qui a besoin de sentir et d’être consolée, d’avoir part à ce que Maître Eckhart nomme la «délectation», qui surgit du face à face avec Dieu.
Or, la foi n’est pas de l’ordre du sentiment ni de l’émotion, ni de la délectation. La foi, c’est une posture qui suppose la distance voire l’absence de Dieu! Marthe, à l’inverse de Marie, n’est pas dans la fusion avec le Christ. Elle est au contraire tournée vers ce qui est à faire. Vers les appels du monde. […]
«J’aimerais que vivre elle apprenne!» C’est la demande de Marthe à propos de Marie. Autrement dit, la prière de Marthe est que Marie apprenne à vivre, se lance dans la vie, qu’elle quitte les pieds du Christ pour être non pas dans «les choses» mais près des choses. Au fond, Marthe est l’accomplissement de Marie qui doit, elle, encore aller vers ce que vivre veut dire.
Donc, la méditation, le silence, le retrait, ce ne sont pas des objectifs?
Dieu sait si j’aime la méditation! Mais c’est justement parce que j’y attache autant d’importance que je la questionne. En vue de quoi médite-t-on et que cherche-t-on quand on médite? Il y a beaucoup de confusions autour de la méditation. Si le but est de se chercher soi-même ou de se faire du bien, si on cherche qui l’on est sans chercher l’ouverture à autrui, ce n’est pas une méditation au sens évangélique du terme. La méditation enracinée dans l’Evangile, c’est le chemin qui mène du détachement de soi-même à l’ouverture à l’autre.
Bien sûr, on ne peut se détacher de soi-même si on ne s’est pas un tant soit peu trouvé. Il y a un éternel dilemme entre se trouver et se trouver pour se quitter. Eh bien je pense que ce sermon de Maître Eckhart nous invite exactement à cela. Dans la radicalité de son propos, il y a un appel à chercher la posture qui pourrait répondre au mieux à ce que Dieu nous demande: goûter la vie, dépréoccupés de nous-mêmes et occupés par autrui.
Si on se trompe souvent sur le sens de la méditation, on se trompe aussi souvent sur Dieu…
Oui, on touche là quelque chose de vertigineux. Il y a d’une part l’extériorité de la parole biblique qui nous fait voir que Dieu n’est pas réductible à ce que nous pensons ou ressentons et d’autre part, l’expérience intérieure d’un jaillissement de la vie en nous, d’une présence vive au plus profond de nous-mêmes.
Dieu n’est ni pure intériorité ni pure extériorité. J’aime cette image d’Eckhart de la naissance de Dieu dans l’âme. Si Dieu existe, c’est par là qu’il se manifeste, en nous rencontrant au cœur de ce que nous sommes. A la limite, pour venir nous y déloger et nous pousser à un surcroît de vie. Mais pas pour nous couper du monde! Maître Eckhart n’a jamais dit qu’il fallait se retirer du monde pour se réfugier dans les couvents, ni se dépenser en pratique pieuse voire ascétique!
Il a au contraire beaucoup valorisé le corps, la relation. Son idée du détachement n’est pas un appel à la pauvreté économique; c’est bien plus radical encore: être libre de soi-mêmetout en vivant dans le siècle.
Vous dites: «Dieu ne se prouve pas, il s’éprouve»
On peut chercher à l’infini des preuves de l’existence de Dieu, on peut parler sur Dieu, mais les moments où l'on se sent vraiment vivant, ce sont les moments où l'on vit et parle à partir de ce lieu en nous où la vie est jaillissante. Alors, on s’expose à la surprise. Si on savait Dieu, on n’aurait plus de raison de vivre; on aurait tout découvert!
«La prière authentique est celle que l’on peut différer…», écrivez-vous…
En effet, la vraie prière n’est pas celle que l’on pense, qui vit du retrait du monde et du face à face avec Dieu, mais la totale disponibilité à l’appel de l’autre, à l’urgence qu’il nous signifie. «Si tu es en extase et que ton frère a besoin d’une tisane, quitte ton extase et va porter ta tisane. Le Dieu que tu quittes est moins sûr que le Dieu que tu trouves», écrivait Van Ruysbroeck au XIVe siècle!
Mais ne nous y trompons pas: il est beaucoup plus exigeant de se laisser déranger par l’autre que de méditer trois fois par jours! La prière n’est pas une fin en soi. Si elle nous coupe des autres, elle doit être interrogée car où se trouve Dieu sinon dans l’entre-deux de la relation?
L’agitation et le stress de Marthe, nous en souffrons comme elle. Le fait de se multiplier dans des tâches où l’on se retrouve isolé, non reconnu, ce n’est quand même pas un but en soi?
Dans l’esprit d’Eckhart, Marthe ne tourbillonne pas. Le Christ lui dit d’ailleurs: «Tu es dans le bon souci», celui qui fait qu'on ne s'éparpille pas intérieurement quand on se dépense extérieurement.
Faut-il retenir comme adage: «Soyez heureux d’être dans vos casseroles»?
On serait plus juste en disant: «Dieu est dans vos casseroles, c’est là qu’il vous attend» et nous serions alors très proches de Thérèse d’Avila, par exemple. La tâche qu’on accomplit n’est pas déterminante mais la posture intérieure avec laquelle j’entreprends les choses l’est. Est-ce qu’à travers mes casseroles j’offre l’hospitalité à plus grand que moi?
La vraie question est celle-ci: Comment rester libre? Comment ne pas subir ce qui est à faire? Et la réponse paraît simple: retrouver la source de vie qui coule en nous et qui a pour nous le nom de Dieu. S’il y a fort à parier que Marthe est retournée à ses casseroles le cœur apaisé, il est beau de savoir ce que la tradition nous rapporte à propos de Marie qui a terminé sa vie comme lavandière des disciples tout en prêchant et enseignant!
Maître Eckhart et le sermon sur Marthe et MarieJohannes Eckhart (vers 1260 – vers 1328), dit Maître Eckhart, est un philosophe et théologien allemand, de l’ordre des dominicains. Il est considéré comme un des précurseurs du mouvement mystique rhénan. Ce mouvement spirituel, novateur pour l’époque, «incite chaque croyant à se préparer intérieurement et personnellement à recevoir la visite de Dieu», explique Francine Carrillo à Protestinfo. Il renvoie à l’individu alors que l’Eglise, au 13ème siècle, prônait les rituels et la hiérarchie cléricale.
Théologien et prédicateur, «Eckhart voulait transmettre et faire comprendre aux croyants les messages bibliques. On peut voir en lui, un précurseur de la Réforme». Plus d’une centaine de ses sermons ont été retranscrits par son auditoire. Le sermon 86 s’intéresse à la rencontre de Marthe et de Marie avec le Christ (Luc 10, 38-42). Marthe s’affaire pour préparer le repas alors que Marie est contemplative.
Contrairement à l’interprétation de l’Eglise au pouvoir, Eckhart valorise la position active de Marthe et souligne la posture insuffisante dans le comportement contemplatif de Marie. «Cette lecture est audacieuse pour l’époque car Eckhart s’adressait principalement à des moines qui avaient une vie contemplative». LVFrancine Carrillo en quelques mots
Théologienne genevoise, Francine Carrillo a exercé un ministère pastoral pendant trente-trois dans l’Eglise protestante de Genève (EPG). Active dans la formation, elle a, entre autres, créé un espace de prières à Champel et à Saint-Gervais. En juillet 2008, elle quitte son ministère pastoral pour se consacrer à l’écriture.
En 2011, elle reçoit le Prix Colladon de l’EPG pour son ouvrage Le Plus-que-vivant (Lire l’article de Protestinfo). Elle a notamment publié Vers l'inépuisable, A fleur de visage et Guérir...mais de quoi?. Ses ouvrages offrent une vision renouvellée de la méditation chrétienne avec une approche poétique et biblique.LIRE
Francine Carrillo, J'aimerais que vivre tu apprennes. Editions Mediaspaul, 2013, 128p.