L’amer goût de l’échec

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L’amer goût de l’échec

Guy Le Comte
26 juin 2013
J’ai passé mon enfance dans un quartier pauvre au sortir de la guerre. La vie n’était pas simple. J’ai, depuis, occupé mon temps à étudier l’histoire des hommes. Je sais très bien que le bon vieux temps est une vue de l’esprit et que les époques passées n’ont été belles que pour ceux, peu nombreux qui avaient les moyens d’en profiter. Pour la plupart d’entre nous, aujourd’hui est meilleur qu’hier. C’est du moins ce que je croyais jusqu’à cette petite agape familiale, il y a peu. (Photo: Susana Vera/Reuters)

Un moment sympathique, un jeune cousin présente à la famille une copine qui, peut-être, deviendra plus qu’une copine. L’héroïne de la soirée, est jeune, jolie, enjouée et sportive. Elle est le centre de toute les attentions et la conversation autour d’elle va son train. Je ne sais pourquoi elle roule maintenant sur la recherche d’emploi. L’héroïne du jour en a un, mais il est précaire, et elle voudrait en changer. Je compatis mais j’ajoute maladroitement que c’est un problème que je n’ai pas connu.

Elle me regarde incrédule:

- Vous n’avez jamais cherché de travail de votre vie ?
 - J’ai dû chercher du travail une bonne vingtaine de fois, mais honnêtement, à chaque fois, j’en ai trouvé dans la journée. Quand je suis entré dans l’enseignement, j’ai eu le choix entre trois postes et par la suite on m’en a offert plusieurs que je n’avais pas sollicités.

Tous les indicateurs sont au rouge

Toute vérité n’est pas bonne à dire, je devrais le savoir. Elle me fixe intensément puis brusquement éclate en sanglots, de grosses larmes que malgré ses efforts elle ne peut retenir. Cela casse un peu l’ambiance, les assistants me jettent de noirs regards et tous s’occupent à ramener un sourire sur le visage de ma «victime».

La violence de cette réaction me donne à penser. Cette jeune femme est à bout, épuisée par la recherche de petits boulots, qu’il faut sans cesse recommencer. Elle n’est pas seule dans ce cas. J’ai rencontré dernièrement une de mes anciennes élèves, cuisinière trentenaire qui vit désormais de boulots précaires. Elle m’a raconté qu’il était difficile de décrocher un travail régulier à Genève «alors qu’au black on trouve tout ce qu’on veut».

Tous les indicateurs sont au rouge. Il semble bien que la génération qui arrive maintenant à l’âge de vivre pleinement sa vie, aura une existence moins facile que la précédente. Dans certains pays, comme l’Espagne ou la Grèce d’aucuns parlent même déjà de «génération sacrifiée».

En y repensant aujourd’hui, je ressens d’abord une grande tristesse. Les temps mauvais, dont mon père qui avait connu la grande crise, redoutait toujours le retour, sont revenus. En Suisse, nous ne le
savons pas encore, les propagandistes néo-libéraux, en dignes émules du pharmacien Coué, nous serinent à longueur de commentaires que nous sommes meilleurs que les autres parce que nos autorités ont appliqué leurs recettes.

Que nous est-il arrivé? Qu’avons nous fait? Je n’ai pas la réponse.

Et malheur à nous si nous cessions d’avaler leurs amères potions. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’avertissement d’un quidam nommé Hans Hess, qui défend les gros salaires des patrons. Il n’empêche! Si l’Europe entière bascule dans une crise à la grecque ou à l’espagnole, nous en ressentirons bien une fois les conséquences quoi qu’en disent ou en pensent les Diafoirus de l’absolue liberté du marché.

J’ai peine à croire que, si la crise dure encore quelques années dans le sud de l’Europe et en France, la très vertueuse Helvétie n’en éprouvera pas quelques désagréments. Nos banques ne payeront plus d’impôts pendant quelques années puisqu’elles pourront en toute quiétude déduire de leurs bénéfices à venir (si elles en font) les pertes abyssales causées par les amendes colossales infligées aux USA, en France et ailleurs pour liquider un passé de friponneries et de malversations diverses.

Je ressens ensuite l’amer goût de l’échec, un échec personnel et celui d’une génération. En 1962, je présidais le groupe de jeunesse de mon quartier et nous nous occupions avec nos amis de la JOC de trois insoumis français qui avaient notre âge, 20 ans, et qui avaient refusé de faire la guerre d’Algérie. C’est lors des débats que nous tenions chaque semaine, que nous nous sommes frottés pour la première fois à l’injustice du monde.

Que doivent faire les chrétiens confrontés à la guerre et à ses horreurs? Comment les chrétiens doivent-ils répondre aux questions et aux attentes du monde? Est-il légitime de devenir soldat? Puis vint la tempête de mai, en 1968. Le vieux monde craquait, nous en étions heureux.

«Un monde nouveau allait naître, nous en étions tous persuadés»

Un monde nouveau allait naître, nous en étions tous persuadés, et nous étions tous décidés à l’aider à naître. Vasella rêvait peut-être d’une révolution violente, nous pas! Nous changerions le monde par notre travail, nous serions ouverts aux autres, solidaires. C’était notre devoir de chrétien. Le message du Christ nous envoyait vers les autres, les démunis, les petits.

Que nous est-il arrivé? Qu’avons nous fait? Je n’ai pas la réponse. Tout ce que je peux dire c’est que nous avons échoué. Quand Marx et Bakounine débattaient de la pertinence du sacrifice d’une génération, ils le faisaient parce qu’ils croyaient que de ce sacrifice naîtrait un monde meilleur.

Pourquoi sacrifions nous aujourd’hui la génération de nos petits-enfants? Elle est sacrifiée pour l’unique profit d’un monstre mondialisé, d'un Frankenstein économique, que nous avons créé et qui, chaque jour qui passe, échappe un peu plus à ses créateurs. Elle est sacrifiée pour rien.