Olivier Abel : «Les protestants français vont au-devant d’une période difficile»

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Olivier Abel : «Les protestants français vont au-devant d’une période difficile»

22 février 2013
Professeur de philosophie éthique à la Faculté protestante de Paris, «l’intellectuel protestant de service» nous parle des grandes figures protestantes françaises, de Jean-Jacques Rousseau et de la liberté de la presse qui peut conduire à des humiliations non sans conséquences.

Propos recueillis par Anne Buloz, La VP Genève

Il y a quelques mois, dans un précédent «Grand entretien», l’ancien ministre français Pierre Joxe mentionnait sa possible stigmatisation dans l’exercice du pouvoir due à son protestantisme. Est-ce qu’afficher sa foi protestante peut encore desservir de nos jours en France ?


Je pense que l’on est à un croisement: un nouvel anti-protestantisme a pris le relais de l’ancien. D’un côté, il y a un anti-protestantisme de provenance catholique, qui a duré longtemps et qui est en train de disparaître.

De l’autre, un nouvel anti-protestantisme, lié au protestantisme fondamentaliste de type évangélique américain, est en train d’apparaître. Ce n’est pas facile de faire comprendre qu’il y avait autre chose avant ce néo-protestantisme qui débarque en force et fait peur. Et que cela existe encore, résiste à cet envahisseur et est différent.

Et vous, avez-vous été entravé dans votre carrière par votre foi ? 


Comme j’enseigne depuis près de 30 ans à la Faculté protestante de Paris, je suis fiché, si je puis dire. J’ai été l’intellectuel protestant de service. Dans certains milieux, cela m’a desservi. C’est un bon test pour savoir si l’on a à faire à des pensées intelligentes ou si ce n’est pas la peine de perdre son temps à batailler contre des moulins à vent.

En même temps, cette carte ouvre d’autres portes, dans les milieux laïques, catholiques, juifs, musulmans et intellectuels. Mais où Pierre Joxe a sûrement raison, c’est que ce n’est pas quelque chose qui est en train de disparaître et que l’on va au-devant d’une période difficile.

Vous êtes venu à Genève en septembre dernier pour donner une conférence dans le cadre du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. Que subsiste-t-il de sa pensée dans la tradition réformée ?

Il y a deux grandes directions héritées de Rousseau: la tradition du protestantisme libéral et le christianisme social. Il a donné les grandes lignes du protestantisme libéral bien avant les théologiens, avec un rapport à la sincérité, au cœur, à la simplicité, à la frugalité.

D’une certaine manière, le mouvement du christianisme social, qui est né à la fin du XIXe siècle et a duré 100 ans, est dans son sillage. Il est le père du romantisme français, politiquement plutôt de gauche et « progressif ». C’est tout un courant républicain social au sens très large, pas seulement socialiste.

Votre dernier livre* est consacré à quatre grandes figures protestantes françaises : Paul Ricœur, Jacques Ellul, Jean Carbonnier et Pierre Chaunu. De quelle manière ont-ils marqué le XXe siècle ?


D’abord, ce sont de grands laïcs. Ils illustrent également le fait qu’on n’est pas seulement protestant par la foi ou la piété, mais par la pensée et par des formes d’intelligence : historienne, sociologique, philosophique, juridique, etc. Il faut que l’ascenseur global de l’intelligence, de l’école, fonctionne pour tout le monde. C’est ce que Calvin a apporté et que les catholiques ont ensuite copié avec les jésuites. Tous les quatre témoignent de cet apport-là.

Lequel a le plus apporté à son temps ?


C’est complètement différent. Jean Carbonnier a été un extraordinaire législateur. Il a bouleversé le code civil français, le droit de la famille, les contrats… Il avait un sens aigu de la flexibilité du droit. Pour lui, la loi n’est pas immuable. Elle est là, à une époque donnée, pour accompagner une population qui a sa sociologie. Il était très calviniste en ce sens-là.


Pierre Chaunu a prouvé que derrière tous les bouleversements de la modernité, il y a cette idée de la grâce qui nous vient de Luther. Il a montré comment les idées peuvent bouleverser l’histoire réelle.


Jacques Ellul avait vu juste sur ce qu’il appelait le bluff technologique. Comme une sentinelle, il avait dit des décennies avant tout le monde: «Attention ! Où est-ce que l’on va ? On est dans un système qui s’auto-justifie et qui prépare des catastrophes.»


Paul Ricœur a apporté une extraordinaire récapitulation du pluralisme cohérent de la philosophie moderne depuis trois ou quatre siècles. Sur tous les sujets, il arrivait à montrer comment toutes ces traditions philosophiques sont vivantes et touchent des questions contemporaines.

Vous avez très bien connu Paul Ricœur et êtes coresponsable du Fonds Ricœur. De quelle manière ce penseur vous a-t-il marqué ?


J’ai commencé à lire Jacques Ellul vers 14-15 ans. J’ai été éduqué par sa capacité de révolte, de dire non. Ricœur est celui qui m’a appris, au-delà de ce «non», à dire quand même «oui». Il m’a aussi enseigné une méthode profondément pluraliste. Le geste de corriger les traditions de pensées, les écoles, les théories et les doctrines l’une par l’autre est une méthode qui m’a formé.

Il faut toujours faire dialoguer les points de vue et il n’y a pas de synthèse possible. C’est pourquoi, souvent, je ne termine pas mes travaux et mes exposés. Cela reste dans une indécision entre deux ou trois points de vue qui ne doivent cesser de se corriger mutuellement. Il n’y a pas de bonne solution ou de discours juste à 100%.

Vous avez été président de la Commission éthique de la Fédération protestante de France et membre du Comité consultatif national d’éthique. Quelles seront les grandes questions débattues ces prochaines années ?

Un certain nombre de questions, comme le clonage et l’euthanasie, sont des arbres qui cachent la forêt. En se focalisant sur ces thématiques, on retombe toujours sur les mêmes ornières, qui évoluent très lentement. Du coup, on oublie que ce sont aussi des questions de miroir. Si l’on pose la question du clonage, c’est parce que l’on vit dans une société où il y a un problème d’identité.

On ne sait plus qui l’on est de manière générale. L’euthanasie, c’est parce que, globalement, on a un problème avec la mort. On l’a technicisée. Mais, quelque part, on est dans une impasse qu’on n’arrive même pas à reconnaître: le problème de la solitude et le fait que l’on va manquer de moyens pour accompagner tous les mourants.

Que faire alors ?


Il va falloir déplacer les questions de bioéthique vers des questions de géoéthique: le problème de la répartition des ressources limitées, de la faim, etc. Il faudra aussi que l’éthique s’élargisse en remettant toutes les questions dans le monde où elles se posent.

Actuellement, les éthiciens sont devenus des spécialistes, des experts de questions de plus en plus segmentées. On n’a pas encore mesuré à quel point elles sont intriquées les unes dans les autres.

Vous écrivez un nombre considérable d’articles, notamment pour Réforme et La Croix. Que pensez-vous des différentes caricatures publiées par Charlie Hebdo ?

Le cœur du problème est le fait qu’aujourd’hui le monde est rétréci. Autrefois, les populations étaient séparées par la distance et toutes sortes de décalages qui les protégeaient. Les unes pouvaient être libres et les autres très fermées. Aujourd’hui, plus aucune société ne peut se fermer: on ne peut pas éteindre les écrans, les radios, etc.

Calvin ne cessait d’appeler les Huguenots, ceux qui étaient convaincus par les idées luthériennes, à s’exiler au fur et à mesure qu’ils devenaient des blasphémateurs pour les catholiques parce qu’ils ne saluaient plus les processions et n’allaient plus à la messe. Aujourd’hui, on ne peut pas aller ailleurs.

Où s’arrête la liberté de la presse, la liberté d’opinion et où commence le blasphème ?

Il faut mesurer l’écart entre celui pour qui c’est un blasphème et celui pour qui ce n’en est pas un. Le «blasphémé» devrait savoir faire la part des choses et ne pas prendre tout pour du blasphème. Il faut que les religions acceptent les ironies, les humours et les satires. Il faut qu’elles s’endurcissent et qu’elles ne mettent pas Dieu dans des détails comme cela!

Mais d’un autre côté, les «blasphémateurs» devraient être un peu plus attentifs et mesurer qu’il n’y a pas que la violence qui en découle. On est très attentif à la violence et très inattentif aux humiliations, qui sont complètement sous-estimées. Or, elles sont parfois beaucoup plus graves car elles préparent des violences pour demain.

*Paul Ricœur, Jacques Ellul, Jean Carbonnier, Pierre Chaunu: dialogues. Editions Labor et Fides, 2012.