Quel est le visage de Jésus?

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Quel est le visage de Jésus?

Tania Buri
5 mars 2012
Comment montrer Dieu? Pourquoi voit-on le plus souvent des images de Jésus, différentes selon les époques ? Pour trouver des réponses, ProtestInfo a rencontré Jocelyne Müller, pasteure vaudoise et Lucienne Bussy, historienne de l'art. Les deux femmes, l'une protestante, l'autre catholique, donnent régulièrement des conférences sur ce sujet.*
(ci-contre, une image de Jésus composée avec des dizaines de visages, anonyme)

Les réformés considèrent souvent les images dans les temples avec hostilité ou indifférence. Iconophobe, le courant protestant est bousculé à l'ère de l'audio-visuel et des réseaux sociaux. Et son iconoclasme historique, transformé en réflexe identitaire, ne lui rend pas service.

Car des images ont rejoint les temples ces dernières années, en particulier des icônes, sous l'influence par exemple de Taizé, communauté oecuménique en Bourgogne. « Mais aucune réflexion théologique n'accompagne cette démarche », regrette la pasteure Jocelyne Müller.

Cela met d'ailleurs mal à l'aise les chrétiens orthodoxes pour qui les icônes ne sont pas des images comme les autres. De plus, dans les temples vaudois, les icônes sont souvent posées sur la table de communion ou par terre contre le mur (un comble pour un orthodoxe). « Cela devient de la déco », résume Jocelyne Müller.

Pendant ce temps, chez les catholiques, le pape Benoît XVI veut remettre au premier plan les productions artistiques, images y compris. « Ce sont toujours des enjeux très forts, politiques et religieux », souligne Lucienne Bussy.

Le poids des images

Est-ce que la production artistique est un débat chez les réformés romands ? Mme Müller répond par une question : « Que dit l'Eglise à ce sujet ? Rien ? Ce n'est donc pas un débat. Or, je souhaite qu’on s’interroge sur ce que nous donnons à montrer, parce que je crois que les images ont beaucoup plus de poids que ce que nous pensons », poursuit-elle.

« J’en veux pour preuve la réflexion que j’entends souvent non seulement chez des personnes âgées, mais aussi chez les catéchumènes. Ils me disent qu'ils ne croient pas en un Dieu qui serait comme un vieux bonhomme assis sur un nuage. Mais dites-moi quel pasteur ou quel théologien parle de Dieu en ces termes? Je n’en connais aucun et je vous mets au défi d’en trouver un. Par contre, je connais une multitude d’images de Dieu où il est dépeint comme un vieillard, assis ou jaillissant d’un nuage. Ces images, nous les avons malheureusement tous dans notre mémoire rétinienne. »

Que dit l'histoire de l'art et la théologie en la matière ? Dès le 11e siècle, après pratiquement un millénaire où la seule image de Dieu est celle du Christ, on voit apparaître des images de Dieu le Père dans des représentations comme La Trinité du Psautier (14e siècle) ou Le Trône de Grâce (15e s.). On y voit Jésus assis à côté ou devant Dieu selon les versions. Mme Müller rejette ces images qui « représentent Dieu dans son invisibilité », et qui l'ont installé dans l'imaginaire collectif « comme un vieux barbu ».

Jésus aujourd'hui

La pasteure défend la légitimité de chaque époque de représenter son Christ. « Parce que précisément, c'est une question théologique. Il ne s'agit pas de se fixer sur une image phantasmée, légendaire, mais de répondre à la question de comment je me représente mon Christ? Avec « mon », je veux dire une communauté aujourd'hui, une Eglise, pas juste moi. »

L'historienne de l'art Lucienne Bussy va dans le même sens. « Dès la Renaissance, une multitude de visages sont prêtés au Christ. Chaque artiste façonne un visage pour le Christ avec ce qu’il est et ce qu’il vit ».

« Et si l'on continue de créer une image du Christ aujourd'hui, c'est parce l'on se pose des questions sur l'homme, poursuit la catholique. Quel est le projet humain, le devenir de l'homme, le but à atteindre? Quand on voit les images d'un Christ massacré, humilié, on se demande si l'homme d'aujourd'hui, c'est cela ? »

L'humiliation aujourd'hui et au 15e s

Osons une comparaison à travers les siècles. Dans la peinture de Fra Angellico, Le Christ bafoué, (Florence, Musée San Marco, voir ci-contre), on voit les souffrances du Christ avant la condamnation à la crucifixion. Il a les yeux bandés. Un homme lui crache dessus. Jésus est giflé et tapé avec une canne.

Lucienne Bussy fait un pas de côté. « Pourquoi bande-t-on les yeux des victimes ? demande-t-elle. Parce que leur regard est insoutenable. » Et aussitôt d'autres images affluent... celles des prisonniers que l'on exécute, des prisonniers les yeux bandés d'Abu Ghraib que l'on humilie...

Dans sa version du 15e siècle, cette situation d'humiliation est exprimée avec douceur si l'on peut dire, avec les yeux bandés de Jésus. « Aujourd'hui, pour parler d'humiliation, nous avons « PissChrist », cette photographie, officiellement appelée « Immersion », prise par un artiste américain en 1987. Que révèle cette image de notre civilisation ? De l'homme actuel ? L'humiliation absolue? La fin de la dignité ? »

La société s'est emparée de la crucifixion

La société contemporaine s'est appropriée d'autres images du Christ comme celle de la crucifixion. «Cette scène a quitté nos Eglises il y a deux siècles. La société s'en est emparée pour lui faire dire l' humanité souffrante. Les Eglises protestantes pourraient se la réapproprier... », suggère la pasteure. (ci-contre une crucifixion en vitrail de Chagall dans la cathédrale de Reims.)

Jocelyne Müller va plus loin. Elle aimerait voir davantage d'images dans les temples, justifiées théologiquement comme en terme de foi. Outre la crucifixion, la pasteure évoque l'incarnation, l'événement chrétien par excellence et la nativité pour faire de la place à la femme et à l'enfant.**

Sans oublier le 'Beau'. «Je souffre dans nos églises protestantes devant le manque de mise en valeur. Pourquoi est-ce que le beau est interdit ? Pourquoi est-ce qu'on ne pourrait pas s'aider avec cela?»

*Mme Müller va donner une conférence «La croix dans l’art» le 14 mars à Lausanne ou le 21 mars à Yverdon (suivre dans le journal « Bonne Nouvelle » de l'Eglise évangélique réformée vaudoise). Mme Bussy n'a pas d'autres conférences agendées pour l'heure.

**Le peintre Hans Erni vient de terminer trois vitraux pour le temple de Martigny, dont l'un représente justement la femme et l'enfant.




L'image de Dieu : un éternel problème


« Les images de Dieu sont-elles légitimes ? » est une question qui traverse toutes les traditions chrétiennes. La seule visibilité du Père, théologiquement fondée est le visage du Christ, selon la parole de Jésus à Philippe : qui m’a vu a vu le Père (Jn 14, 9). Cette réponse de Jésus a ainsi régi pendant un millénaire l’ensemble des images sacrées, rappelle Mme Müller.

Dans l'Ancien Testament, on peut lire « Tu ne te feras aucune image de Dieu » (Ex 20,4), faisant référence aux idoles qui remplaceraient Dieu, reprend Lucienne Bussy. Mais avec l'incarnation du Christ, et à partir du 5e siècle en particulier, la question de la nature du Christ va agiter les conciles de Chalcédoine et de Constantinople: Jésus est-il un homme, Dieu ou les deux ? Jean Damascène (mort vers 749) fera pencher la balance lors de l'un de ces conciles en expliquant que « oui, l'on peut faire une image de Jésus, vrai homme et vrai Dieu, parce que justement il s'est incarné. ».

Un autre débat va s'emparer du monde chrétien sur les éventuelles images « vraies » de Jésus, ces images non faites de la main de l'homme. Ces légendes ont couru à travers l'histoire. Le Mandylion ou Image d’Édesse est, selon la tradition chrétienne orientale, une relique consistant en une pièce de tissu rectangulaire sur laquelle l’image du Christ a été miraculeusement imprimée de son vivant. Pour l'Eglise orthodoxe, il s’agit de la première icône (du mot grec signifiant « image »). Cette image va être la référence, le support de base pour toutes les autres images de la face du Jésus.

Dans le monde latin, le Mandylion sera remplacé par la Véronique de Rome (voir ci-contre). Dans sa version la plus connue, il s'agit de Véronique, une femme qui tend son voile à Jésus pour qu'il s'essuie le visage alors qu'il porte la Croix au Golgotha. Son visage aurait laissé une image sur ce voile.

Cette question des images « vraies » est évacuée par les protestants.LIRE

  • Le Christ dans l'art : des catacombes au 20e s, François Boespflug, Bayard éditions, Paris, 2000, 245 p.
  • Le protestantisme et les images, Bernard Reymond, Labor et Fides, 1999, 130 p.
  • Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Hans Belting, Cerf, Paris 1998.

BIO EXPRESS

Jocelyne Müller est co-responsable du ministère de "Spiritualité dans la cité", qui a pour mission de développer la vie spirituelle des Lausannois, sans distinction d’origine religieuse, sociale ou culturelle. Pour ce faire, "Spiritualité dans la cité" développe des actions originales en lien avec la culture ou les préoccupations de nos contemporains.

Dans les prochaines semaines, les animaux seront à l’honneur, à l’occasion d’un parcours intitulé : « Les animaux et nous » qui sera suivi dès le mois de mai d’une exposition sur le bestiaire sculpté de la cathédrale de Lausanne. (cf. le journal Bonne Nouvelle).

Pasteure depuis 30 ans, Jocelyne Müller s’est spécialisée en iconographie chrétienne avec le professeur François Boespflug au Centre Sèvres à Paris. Elle s’est par ailleurs formée en accompagnement spirituel, un des autres accents du ministère de "Spiritualité dans la cité".

Lucienne Bussy*, cette Valdo-tessinnoise installée dans le canton de Vaud, a suivi les Beaux-Arts à Genève à la fin des années 70. Ses parents étaient l'un protestant, l'autre catholique. Elle a d'abord travaillé dans le monde de l'imprimerie, puis comme attachée culturelle auprès de la Fédération des Paroisses catholiques du canton de Vaud pour le Diocèse de Lausanne, Genève, Fribourg et Neuchâtel.

Entre 1983 et 1996, elle a réalisé l'inventaire du patrimoine religieux et artistique des églises et paroisses catholiques du canton de Vaud. Elle a terminé récemment une licence en sciences religieuses interdisciplinaire en art et théologie à l'Uni de Fribourg.