Dietrich Bonhoeffer : le théologien pour un monde devenu majeur

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Dietrich Bonhoeffer : le théologien pour un monde devenu majeur

Nicolas Friedli
6 octobre 2011
Après Tillich et Barth, c'est au tour de Dietrich Bonhoeffer de revenir
sur le devant de la scène.* Il fait partie des douze figures de la théologie et de la philosophie religieuse du XXe siècle qu'Henry Mottu, professeur honoraire de la Faculté autonome de théologie protestante de Genève, a choisi de retenir.




Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) a grandi dans une famille prussienne bourgeoise. En 1912, son père est appelé à Berlin. Bonhoeffer étudie la théologie à Tübingen, puis à Berlin. En 1928, il est pasteur à Barcelone, puis rentre à nouveau à Berlin. Il passe une année à l'Union Theological Seminary de New York (où Henry Mottu enseignera dans les années 70). Très critique et actif contre le régime nazi, il est incarcéré le 5 avril 1943. Il est pendu le 9 avril 1945 au camp de Flossenbürg, avec entre autres l'amiral Wilhelm Canaris, un haut dignitaire nazi qui a pris part à la tentative d’assassinat d'Hitler du 20 juillet 1944. Le camp sera libéré le 23 avril par les troupes américaines...

L'éclairage d'Henry Mottu

Fin connaisseur de Dietrich Bonhoeffer, le Genevois propose une lecture très ciblée du pasteur allemand, à deux titres. D'une part il construit sa conférence sur les écrits de la dernière année de vie du théologien allemand; d'autre part il travaille sur les lettres du détenu Bonhoeffer qui ne sont donc pas des traités de théologie, mais une correspondance personnelle. Malgré le court délai et le genre épistolaire, nous avons affaire à une vraie théologie, qui prendra le nom de « nouvelle théologie ».

La fidélité à la terre

Dans une lettre à sa fiancée Martha von Wedemeyer, Dietrich Bonhoeffer rappelle son attachement à la terre et à la création.

Chez Jérémie [32,15], il est dit que dans la plus grande détresse, on doit « acheter des maisons et des champs dans ce pays en signe de confiance en l'avenir ». Pour cela, il faut que Dieu nous donne chaque jour la foi ; je ne parle pas de la foi qui fuit le monde, mais de la foi qui tient bon dans le monde, qui aime la terre malgré toutes les détresses qu'elle nous apporte, et lui reste fidèle. [...] Je crains que les chrétiens qui n'osent avoir qu'une pied sur la terre n'aient aussi qu'un pied au ciel.

Qu'elle que soit la difficulté de la situation, personnelle (il est en prison au moment de la rédaction de cette lettre) ou politique (la lettre date de 1943!), il n'y a pas de raison de tout dramatiser. Il ne faut pas céder à la tentation de fuir, mais rester à son poste pour « créer quelque chose et œuvrer sur la terre ».

Le Christ dans un monde non religieux

Dans une lettre majeure du 30 avril 1944, le constat est simple: le temps de la religion est terminé. Toute la théologie chrétienne repose sur l'a priori religieux, mais cet a priori est en train de disparaître (la guerre en cours en est un témoin aux yeux de Bonhoeffer). Il faut donc repenser le christianisme, mais comment ? Faut-il s'intéresser aux « derniers chrétiens » ? à ceux prêts à l'embrasser par malhonnêteté intellectuelle ? à quelques élus et fanatiques ? à des malheureux en situation de faiblesse ?

Le pasteur se pose toutes les questions conséquentes à son constat de non religiosité : Comment le Christ peut-il devenir le Seigneur des non-religieux aussi ? Y a-t-il des chrétiens sans religion ? Et, finalement, qu'est-ce qu'un christianisme non religieux ? Que sont une Église, une paroisse, une prédication, une vie chrétienne, dans un monde sans religion ? Derrière toutes ces questions se pose le problème christologique, présent dans l'ensemble de son œuvre : Qu'est-ce que Jésus représente réellement pour nous aujourd'hui ? Est-il encore présent, ou non, dans nos vies ?

Et le théologien de répondre. « Le Christ ne doit plus être l'objet d'une religion, un objet partiel, sectoriel, réservé aux gens pieux, mais le Seigneur du monde, pour tous ». Selon ses propres mots : « Jésus n'appelle pas à une religion nouvelle, mais à la vie. » Il n'y a pas deux mondes séparés, deux espaces de souveraineté, un règne divin (ou spirituel) et un second de ce monde (ou temporel). Les deux mondes se sont rencontrés en Christ incarné et le christianisme doit entrer dans la sécularité.

Le monde devenu majeur

Le monde est désormais adulte car « l'homme a appris de venir à bout de toutes les questions importantes sans fait appel à l'hypothèse Dieu ». « Dieu » (les guillemets sont de l'auteur de la lettre du 8 juin 1944) perd du terrain dans le domaine humain comme dans le domaine scientifique. On essaie alors de prouver, ou de se convaincre, que « Dieu » est un tuteur qui reste nécessaire. Mais que se passera-t-il si un jour ces questions dernières sont résolues, n'imposant plus cette nécessité ?

Ce monde majeur, est considéré positivement par le théologien allemand. Dans sa lettre, il vise le comportement conservateur de l'Église confessante; cette volonté de restaurer, de rechristianiser, de retrouver un état antérieur. Au fond, ce monde adulte n'est pas meilleur, ou pire, que le monde antérieur, il est simplement différent et irrévocable.

Mais, surtout, ce « nouveau monde » est libérateur car moins fondé sur la peur infantilisante que peut inspirer le monde religieux. Il est une expérience existentielle : vivre sa vie terrestre jusqu'au bout, sans se consoler par un hypothétique au-delà, vivre pour les autres et, dans le cas du prisonnier Bonhoeffer, donner volontairement sa vie pour l'avenir de l'Allemagne et de l'Europe.

« Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu »

Dans la présentation d'Henry Mottu, la « nouvelle théologie » de Dietrich Bonhoeffer propose trois regards sur un seul et même Dieu.

Une perspective culturelle, sans Dieu. C'est celle de notre vie professionnelle, nos réflexions scientifiques, etc. Dans cette vie, nous travaillons sans l'hypothèse Dieu. Et surtout, il n'est plus permis d'y faire revenir un Deus ex machina, un Dieu théâtral, artificiel, prompt à jouer le rôle de « bouche-trou » quand cela nous chante.

Une perspective théologique, devant Dieu. La mort du Dieu-qui-explique-tout, artifice idéologique, laisse place au vrai Dieu, celui qui nous fait vivre dans le monde.

Un perspective christologique, avec Dieu. C'est le Christ souffrant sur la croix, avec lequel nous sommes appelés à veiller. Le Dieu souffrant est le seul qui puisse nous aider. Selon Henry Mottu, la théologie de Bonheoffer n'est pas celle de la mort de Dieu, mais celle de la souffrance messianique pour le salut du monde; Dieu n'est pas absent, mais silencieux.

*Un cycle est consacré à Dietrich Bonhoeffer dès le 14 octobre 2011 à St-Laurent, Lausanne.

Dans le texte...

La longue mise en garde d'Henry Mottu sur la lettre comme genre littéraire au début de sa conférence nous incite à la plus grande prudence.

Pour parler de la théologie des dernières annèes de captivité, il faut un sérieux effort de reconstruction, à partir de lettres personnelles, écrites de prison, durant une guerre mondiale. Il faut faire la part des choses entre le destin tragique du théologien et son renouveau théologique. Il ne faut jamais considérer ses mots comme des traités de systématique qu'ils ne sont pas.

Implicitement, le professeur genevois nous invite à lire Bonhoeffer dans le texte, dans ses lettres de captivité comme dans ses écrits antérieurs. Il est toujours bienvenu de consulter de vraies sources, les auteurs eux-mêmes. Chez Bonhoeffer, ce n'est pas un confort ou une curiosité, mais un impératif ! NF

À ne pas manquer

- Bonhoeffer, le pasteur anti-nazi : un série de cinq entretiens avec Henry Mottu dans À vue d'esprit sur Espace 2 :

- Premier lien

- Deuxième lien

Bibliographie

- Eberhard Bethge, Dietrich Bonhoeffer. Vie, pensée, témoignage
, Labor et Fides - Centurion, 1969. C'est à l'auteur de cet ouvrage de 880 pages, aujourd'hui épuisé, que sont adressées plusieurs des lettres citées par Henry Mottu.

- Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, Labor et Fides, 2007. Nouvelle édition avec des traductions de Bernard Lauret, en collaboration avec Henry Mottu. Recension.

- Article de Réforme
à l'occasion de la sortie de cette nouvelle édition

- Henry Mottu et Janique Perrin, Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine. Actes du colloque international de Genève (23-25 septembre 2002), Labor et Fides, 2004. Quinze théologiens et philosophes disent comment prolonger l’œuvre de Dietrich Bonhoeffer aujourd’hui. Recension.

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