Karl Barth : « Tout reprendre à zéro »

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Karl Barth : « Tout reprendre à zéro »

Nicolas Friedli
15 juillet 2011
Qui sont les théologiens protestants marquants? Que disent-ils ? En quoi leurs réflexions éclairent-elles les problèmes du siècle? Nous suivons Henry Mottu, professeur honoraire de théologie à l'Uni de Genève, qui a choisi douze figures de la théologie au XXe siècle. Après Paul Tillich, c'est au tour de Karl Barth.




Karl Barth (1886-1968) est fils, petit-fils et frère de pasteur. Il exerce ce ministère de 1911 à 1921 à Safenwil en Argovie. Durant cette époque, il s'intéresse aux problèmes sociaux et syndicaux, ce qui lui vaudra le surnom de «pasteur rouge de Safenwil». C'est durant ces années, avant son professorat, qu'il écrit son commentaire de l'épître aux Romains. L'épître aux Romains et la prédication

L'originalité d'Henry Mottu, c'est de construire sa conférence sur ce «premier Barth» et son Commentaire de l'épître aux Romains*; plus précisément sur la préface d'une des éditions du commentaire!

On connaît surtout Karl Barth pour sa contribution à la Déclaration théologique de Barmen (un texte de 1934 qui s'opposait au nazisme et aux Deutsche Christen) et sa dogmatique (Kirchliche Dogmatik). Ces textes majeurs de la théologie protestante du XXe siècle ont tendance à masquer les autres écrits de l'auteur.

À l'ombre de ces monuments, le commentaire de l'épître aux Romains mérite toutefois une relecture sérieuse pour deux raisons. D'un point de vue historique: Karl Barth réactualise au XXe siècle le travail de Martin Luther sur ce texte biblique. Deux des plus grands théologiens protestants ont publié leur commentaire de l'épître.


D'un point de vue pratique: en construisant ces considérations alors qu'il est pasteur dans le village de agricole et ouvrier de Safenwil, en cherchant à «tout reprendre à zéro», il propose une réflexion de fond sur les conditions même de la prédication.

Passé au crible du praticien Henry Mottu, voici l'essentiel du «premier Barth».

La crise

Karl Barth prépare et publie son commentaire dans une époque marquée par sa désillusion de 1914. Beaucoup de théologiens allemands, dont certains de ses maîtres, affirment publiquement leur accord à la politique guerrière de Guillaume II. Pour le Bâlois, c'est une crise de confiance majeure, la marque de la fin de la théologie du XIXe siècle et un besoin de relire l'Évangile de manière nouvelle.

Cette même époque est celle d'un foisonnement intellectuel important (Henry Mottu cite le dadaïsme, James Joyce, Martin Heidegger, Rudolf Otto et Romano Guardini en exemple). Karl Barth fait preuve de la même originalité en créant un langage théologique, qui sera appelé «dialectique». Une affirmation, puis une seconde, ne sont pas «résolues» par une synthèse.

Devant son bureau, le pasteur se pose donc la question fondamentale: comment peut-on prêcher? Sa question porte bien sur la possibilité même de la prédication, non sur ses méthodes, son know-how (comment prêcher?). La crise du dimanche matin pose la question de «l'irruption de la transcendance dans les affaires humaines».

Le théologien doit parler de Dieu, mais l'être humain ne peut parler de Dieu! Reconnaissant cette double contrainte entre devoir et impuissance, il ne reste à l'homme que la louange, techniquement appelée la doxologie. La crise, c'est l'impossibilité de la tâche; la promesse, c'est la dignité apportée par Dieu à ma parole humaine.

L'herméneutique ou la théorie de l'interprétation

Placé devant ce devoir de prêcher, le pasteur rouge se pose légitimement la question de l'interprétation des Écritures. Il se place à la fois dans la filiation de Luther dans son travail sur l'épître aux Romains et dans son époque; il repense le message en insistant sur la fidélité plutôt que sur la foi seule.

La naissance de l'herméneutique moderne avec Dietrich Friedrich Ernst Schleiermacher, puis Wilhelm Dilthey invite à distinguer l'explication (de l'ordre des sciences exactes), de la compréhension (tâche des sciences humaines). L'enjeu de la démarche vise à re-penser le document pour qu'il devienne message.

Karl Barth se démarque pourtant d'une certaine interprétation protestante, où seul compte l'arbitraire d'une décision personnelle. Ce qu'il veut, c'est l'«objet du texte», les «choses mêmes». Il ne s'agit plus de chercher le «message du texte» (ce que je ressens à son contact), ni «ce que le texte a voulu dire» (l'intention de son auteur), mais «ce sur quoi il parle». Le sens du texte ne s'épuisera jamais dans ma seule interprétation!

Réaffirmant la «différence qualitative infinie» entre Dieu et nous, le Bâlois relie son herméneutique biblique à une herméneutique générale. Philosophie et théologie sont en relation et il défend que son herméneutique peut très bien s'appliquer à d'autres textes. Selon ses mots, son biblicisme est le «préjugé que la Bible est un bon livre et qu'il vaut la peine que l'on saisisse ses pensées».

Parole de Dieu et parole humaine

La prédication se doit d'exprimer la parole de Dieu dans un langage humain. Karl Barth pose des critères pour faire face à cette tension:
- comprendre l'Écriture et l'expliquer (plutôt que l'actualiser)
- la respecter (éviter le saucissonnage des versets)
- l'étudier exégétiquement et scientifiquement (la Bible est aussi un document historique),
- rester modeste et «se prêter au mouvement de la Parole de Dieu».

Pour lui, la Bible n'est pas la Parole de Dieu, mais elle contient les traces de la Parole de Dieu par son témoignage. Et, surtout, elle devient la Parole de Dieu lorsqu'elle se fait événement pour nous, ici et maintenant, par le miracle de la prédication fidèle.

Ni bibliciste, ni fondamentaliste, il croit en la liberté et la responsabilité du prédicateur. En définitive, Dieu restaure la dignité de la parole humaine afin de le louer par ses propres mots.

* La lettre de Paul à la communauté de Rome, écrite entre 55 et 60, est le texte le plus important de l'apôtre tant par sa taille que par son contenu. Ses différents commentaires jalonnent l'histoire de la théologie chrétienne et son influence est évidente chez Saint-Augustin, Luther et Calvin.

Contre-point par Nicolas Friedli

Si l'on prend au sérieux la démarche et les thèses du «premier Barth», il faut en quelque sorte «refuser le barthisme». La prise au sérieux de son temps, dans son constat de la crise en 1918 comme dans la déclaration de Barmen en 1934, contrastent fortement avec l'élaboration d'une dogmatique de plus de 8000 pages, sur plus de 30 ans. Selon Henry Mottu, l'auteur de Dieu au risque de l'engagement, ce lourd système objectivant est plus le fruit des successeurs que de Barth lui-même.

Le Barth de la dogmatique, le «second Barth», est un homme majeur de la théologie du milieu du XXe siècle. Il meurt en 1968 avec une époque. Aujourd'hui, c'est probablement le «premier Barth» qui est le plus actuel: l'exigence de sa réflexion, la reformulation d'une démarche théologique en temps de crise, la réflexion fondamentale sur les statuts des paroles divine et humaine, le rapprochent soudainement de notre début de XXIe siècle.

Repères

Pour aller plus loin

  • La lecture de l'introduction et de l'épître aux Romains dans la Traduction œcuménique de la Bible (2010)
  • Le chapitre consacré à l'épître aux Romains dans l'Introduction au Nouveau Testament. Son histoire, son écriture, sa théologie chez Labor et Fides (2008)
  • La lecture du commentaire de Barth, disponible en français chez Labor et Fides (1972)
  • La thèse de doctorat de Jean-Denis Kraege:L'Écriture seule. Pour une lecture dogmatique de la Bible: l'exemple de Luther et de Barth chez Labor et Fides (1995)
  • Un commentaire récent de l'épître aux Romains: par le théologien Pierre Prigent (Bayard 2002) ou le philosophe Giorgio Agamben (Rivages poche 2004). Ou un classique: Franz J. Leenhardt (Labor et Fides 1995).