Jusqu'où l'Eglise doit-elle se mêler de politique? Christoph Mörgeli et Gottfried Locher croisent le fer
reformiert: M. Mörgeli, quand avez-vous été au culte pour la dernière fois ?
Christoph Mörgeli: Comme la plupart des réformés, je ne vais pas au culte tous les dimanches. Mais j’ai été huit ans membre du conseil de paroisse à Stäfa. Je suis né dans l’Eglise réformée de Zurich, et c’est là que je mourrai, en dépit de toutes les frictions. Quand il y a friction, c’est qu’on est proches.
reformiert: A l’évidence, c’est surtout avec le "personnel au sol" de Dieu que vous avez des frictions: « Tout ce qu’on me fait gober du haut de la chaire, c’est du baratin social-démocrate », avez-vous dit un jour. Cela vous arrive souvent?
CM: Malheureusement, oui. Et pas seulement du haut de la chaire, on peut aussi lire ce baratin dans reformiert. Ça me fait grimper au mur. Ce n’est tout de même pas le travail de l’Eglise de diffuser le programme d’un parti. Elle doit annoncer l’Evangile.
reformiert: En quoi consiste précisément ce « baratin social-démocrate »?
CM: Tous ces discours à la sauce sociale-démocrate qui parlent d’un Etat redistributif, où l’on prend aux riches de quoi donner aux pauvres. Et ces prédications sur l’amour de ceux qui sont loin au lieu de l’amour du prochain. D’après la Bible, tout de même, l’amour du prochain consiste à faire quelque chose là où on connaît les gens et la situation, et pas à porter la croix du monde entier. « L’UDC rejette les prises de positions unilatérales et gauchisantes des fonctionnaires ecclésiastiques, car elles divisent nos Eglises », peut-on lire dans le nouveau programme de notre parti.
reformiert: M. Locher, est-ce que vous vous sentez visé?
Gottfried Locher: Pour commencer, je bute sur le terme de « fonctionnaire ». Si moi je suis un fonctionnaire ecclésiastique, vous, M. Mörgeli, vous êtes un fonctionnaire de parti. Nous ne devons pas chercher à salir réciproquent notre réputation en nous collant des étiquettes d’origine communiste. L’argument n’est pas très convaincant.
CM: Utilisons une tournure atténuée helvétique de ce terme: un fonctionnaire est quelqu’un qui peut vivre de sa fonction. Vu sous cet angle, je suis peut-être un fonctionnaire de musée, mais pas de parti, car je travaille bénévolement et gratuitement pour l’UDC.
reformiert: Revenons au programme de l’UDC. Des « prises de position gauchisantes de fonctionnaires ecclésiastiques », est-ce que ça existe, M. Locher ?
GL: Si ça existait, il faudrait que la direction de l’Eglise intervienne. L’Eglise ne doit pas avancer des arguments idéologiques, ou de politique partisane, que ce soit de gauche ou de droite. En ce sens, je peux signer telle quelle cette exigence de l’UDC. Mais attention: politique partisane et politique tout court sont deux choses différentes.
CM: Le fait est, tout de même, que ces derniers temps l’Eglise a toujours pris position en accord avec l’idéologie de gauche des slogans du PS. On n’entend pratiquement jamais défendre, dans l’Eglise, l’économie de marché, la liberté individuelle, la propriété privée. Ce sont pourtant les bases de notre bien-être.
GL: Idéologie de gauche, M. Mörgeli ? Par exemple, l’initiative pour le renvoi des étrangers criminels ou celle contre les minarets: tous les partis, pour ainsi dire, sauf l’UDC, ont pris position pour le « non ». La Fédération des Eglises protestantes et la Conférence des évêques catholiques-romains, avec leurs objections vis-à-vis de ces projets, se positionnaient dans une coalition politique très large.
CM: Mais pour les lois sur l’asile et sur les étrangers, soutenues par les partis bourgeois et par près de septante pour cent de la population, l’Eglise, avec son « non », était plutôt hors-jeu à gauche.
GL: Je ne suis pas ici pour défendre les déclarations de la FEPS. Il s’agit d’une question de fond: l’Eglise peut-elle et doit-elle s’impliquer politiquement dans certaines situations – ou bien doit-elle se tenir strictement à l’écart?
CM:La réponse de l’UDC est sans équivoques: l’Eglise ne doit pas le faire.
Je cite le programme de notre parti: « Les prédicateurs doivent s’abstenir de faire de la politique du haut de leur chaire, de la même façon que ce n’est pas le rôle des politiciens de prêcher. »
GL: Dès le début, je lis dans ce programme que l’UDC voit dans l’Eglise un pilier de la culture chrétienne occidentale et reconnaît qu’elle a pour mission de donner du sens et de transmettre des valeurs. J’en suis très reconnaissant. Mais pour cela il faut admettre que l’Eglise a une mission politique. Nous sommes des disciples de Jésus Christ qui, de son temps, s’est clairement exprimé sur un registre politique.
CM: L’Eglise doit s’adresser à tous en leur disant: vous êtes rachetés par la grâce de Dieu. Rien de moins, rien de plus. C’est une tâche énorme, il faut pouvoir toucher les plus éloignés. L’Eglise doit et peut annoncer l’Evangile, et non pas donner des consignes de vote du haut de la chaire.
GL: Entendu, on ne touche pas à la politique partisane, ce n’est pas l’affaire de l’Eglise. Mais je ne suis absolument pas d’accord avec vous pour limiter la grâce et la rédemption à l’au-delà. Si on ne dit rien pour ici et maintenant, l’Evangile de Jésus Christ est inopérant. Le salut ne se restreint pas à l’avenir, il commence dès maintenant. Et pour cela, les chrétiennes et les chrétiens doivent se mêler de ce qui concerne la société.
CM: Je ne veux simplement pas entendre un pasteur prêcher du haut de la chaire en me disant que, du point de vue du Nouveau Testament, l’initiative contre les armes est une bonne chose et même qu’il faut supprimer l’armée. C’est un manque d’amour à l’égard de tous ceux qui viennent au culte, qui sont d’un autre avis et qui, depuis leurs bancs, ne peuvent pas se défendre.
GL: Oui, mais on ne va pas non plus au culte pour entendre le pasteur nous dire justement ce que nous attendons. Pour ce qui est de traiter les gens comme des enfants du haut de la chaire, je suis d’accord, ça ne se fait pas. Pourtant, un théologien doit pouvoir dire comment il comprend personnellement le message biblique – dans la mesure où il ne se présente pas comme détenant la vérité absolue. M. Mörgeli, pourquoi un pasteur, en se référant à Jésus, qui était non violent et qui n’avait pas d’armes, ne pourrait pas se prononcer en faveur de l’initiative contre les armes? Où est l’idéologie de gauche là dedans? C’est tout simplement biblique.
CM: Biblique? On pourrait en discuter! Zwingli, le fondateur de mon Eglise, a pris les armes. Et les Eglises ont tout de même approuvé la défense du pays en ayant aujourd’hui encore des aumôniers militaires.
GL: Merci de me tendre une perche! Cette Eglise dont vous suspectez l’idéologie de gauche veille depuis des dizaines d’années, grâce à des programmes de formation, à ce qu’il y ait suffisamment d’aumôniers militaires.
CM: Oui, mais j’aimerais bien aussi entendre un jour un aumônier prêcher sur le Christ non pacifique, celui qui, dans la parabole des mines (Luc 19,12-27) appelle au meurtre des ennemis de Dieu, ou bien encore sur la purification du temple.
GL: Il a purifié le temple tout seul, M. Mörgeli, et sans armes. C’est le même Jésus que celui qui a dit: « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. » Longtemps, j’ai cherché comme vous à éliminer Jésus le pacifiste. Mais ce n’est pas possible. Et, encore un petit conseil: il faut travailler l’exégèse des paraboles. On pourra y passer un peu de temps tous les deux si vous voulez. Pour le moment, disons que votre interprétation de la parabole des mines comme véritable appel au meurtre est un peu risquée.
CM: Il n’est ni biblique ni démocratique de dire que quiconque prend parti pour une défense armée du pays n’est pas chrétien. Dans une démocratie, il faut toujours des alternatives.
GL: En démocratie, sans doute, mais pour ce qui est de la question de la violence, l’Evangile ne connaît pas de discussion, même si ça ne me plaît pas beaucoup. Comme vous, je suis lieutenant-colonel dans l’armée. Réjouissons-nous qu’il y ait des pasteurs pour nous rappeler que le Christ vit et enseigne la non-violence. C’est désagréable, mais vrai.
CM: Evidemment, un pasteur peut dire que Jésus nous donne un exemple et nous dit que nous devrions essayer de vivre sans violence. Mais il ne doit pas en conclure qu’il n’est pas permis, en cas de nécessité, de s’unir et de s’armer. Qu’il s’agisse de l’initiative sur les armes ou de celle sur le renvoi des étrangers, la majorité des membres des Eglises réformées a toujours voté, ces derniers temps, autrement que ce que recommandait la FEPS. M. Locher, ça ne vous inquiète pas?
GL: Evidemment, je ne suis pas indifférent au fait que, politiquement, la Fédération passe à côté de la base de l’Eglise. Mais la direction de l’Eglise ne peut pas non plus tenir un discours qui plaise à tel ou tel côté pour ramasser le plus possible de voix. Je suis d’avis que la Fédération fonde ses prises de positions politiques sur l’Evangile. Et je ne suis pas certain qu’elle l’ait toujours fait dans le passé de manière à ce qu’on puisse le comprendre.
CM: Consignes de vote et Evangile ne sont pas compatibles.
GL: Si! Mais avec prudence: il ne faut pas que les Eglises se prononcent à l’occasion de chaque votation. Là-dessus, je vous approuve: si vous n’arrêtez pas de crier, on ne vous entendra plus. Mais de là à en conclure que l’Eglise n’a absolument aucun droit à s’exprimer sur le plan politique, ce serait faux. Dans ce cas, il n’y aurait pas eu de Déclaration de Barmen exhortant les chrétiens à la résistance contre Hitler et les nazis… et pas non plus de résistance de la part des membres d’Eglise réfractaires au régime communiste en RDA.
CM: N’oubliez pas, je vous prie, qu’il y avait en RDA une Eglise officielle qui s’accommodait bien du régime communiste.
GL: Exactement! Ce genre d’Eglise bien obséquieuse devrait vous plaire, non? Cela correspond tout à fait à l’image que vous avancez dans le programme de l’UDC: une Eglise qui ne s’occupe que des âmes et qui ne dit rien des questions de société.
CM: Si le fait qu’une partie des membres de l'Eglise ait résisté à la domination nazie ou au régime communiste vous amène à conclure que l’Eglise aurait également en Suisse droit à la résistance sur le plan politique, c’est un peu osé. Nous sommes tout de même dans une situation différente, nous sommes en démocratie.
GL: Heureusement! Et que cela dure. C’est pourquoi nous devons tous nous réjouir, chrétiens et non chrétiens, lorsque l’Eglise prend la parole si c’est nécessaire. Les valeurs chrétiennes ne concernent pas seulement l’individu, ce sont aussi des valeurs sociétales. Il est bon de s’occuper de l’âme, mais ça ne suffit pas.
CM: Je ne dis pas qu’il faut tout ramener à la cure d’âme, je parle de la mission consistant à annoncer le message chrétien. Dans l’esprit de ce message, l’Eglise peut et doit parler, appeler, secouer les gens. Mais dans ce message, je ne vois pas qu’il y ait, au nom de Dieu, une consigne pour le prochain dimanche de votations.
reformiert: Revenons aux bas-fonds de la politique. L’UDC soutient la « civilisation chrétienne occidentale ». Mais selon le programme du parti, cette civilisation serait menacée par l’immigration de personnes de confession musulmane. M. Locher, appréciez-vous ce soutien du christianisme par l’UDC ?
GL: Je me réjouis chaque fois qu’un parti tient à perpétuer les valeurs chrétiennes occidentales. Seulement l’islam fait également partie de l’occident. Le christianisme, qui doit beaucoup à la philosophie d’Aristote, a redécouvert ce philosophe grec grâce à des érudits musulmans au Moyen Age.
CM: Parlons de l’islam et du christianisme sous leur forme actuelle. Ce sont des mondes qui s’opposent. Pour l’islam, la soumission est au centre de tout: le croyant se soumet à Allah, le laïc au mollah, la femme à l’homme, les enfants aux parents. Voilà qui nous est totalement étranger, à nous, Suisses.
GL: Il est évident que, par suite des migrations, des cultures différentes s’affrontent – sinon évoquerions-nous les migrations? C’est une question à laquelle nous devons nous confronter. Car aujourd’hui l’Europe n’est pas pensable sans l’islam. Les Eglises sont les premières à porter la culture chrétienne. C’est pourquoi, M. Mörgeli, je comprends mal comment vous, justement, tenez à affaiblir les Eglises en les réduisant à ne s’occuper que de la cure d’âme privée.
CM: Ce n’est pas du tout mon intention, M. Locher. Vous avez le champ libre, transmettez les valeurs chrétiennes, annoncez le message – par exemple que, selon les valeurs chrétiennes occidentales, l’homme et la femme sont des créatures qui ont les mêmes droits. Tout ce que je dis c’est: ne faites pas ça sous forme de consignes de vote.
Les deux débattaires en bref
Gottfried Locher, 44 ans
Docteur en théologie et, depuis le début de cette année, Président de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS). La FEPS rassemble 26 Eglises protestantes de Suisse et représente ainsi environ 2 400 000 protestants.
Christoph Mörgeli, 50 ans
Docteur en histoire et directeur de l’Institut d’histoire de la médecine de l’Université de Zurich. Membre du conseil national de l’UDC depuis 1999, il passe pour l’un des principaux stratèges de ce parti. Mörgeli, membre du comité du mouvement conservateur de droite ASIN, s’est également fait connaître comme chroniqueur (Weltwoche, Berner Zeitung).