Finance mondiale: qui sont les responsables de la débâcle?
, reformierte presse
« Qui sont les responsables de la débâcle?» a demandé Paul Dembinski. Les historiens pourraient conclure un jour qu'ils sont si nombreux qu’au final, il n’y a pas de coupable. Mais un tel constat indique une crise systémique qui doit être évaluée du point de vue technique, mais aussi philosophique et éthique.
M. Dembinski a analysé les crises financières des années 2008 et 2010 en utilisant les concepts de «transaction» et de «relation». La transaction financière, selon lui, n’a ni histoire ni avenir, elle est «instantanée» et anonyme. Les relations, au contraire, reposent sur la durée, fondent l’identité et favorisent le dialogue; elles sont le « lieu de la créativité ».
La session était organisée par la Fédération des Eglises protestantes de Suisse, le Forum für Zeitfragen (Forum pour les questions de notre temps), le Basler Pfarramt für Industrie und Wirtschaft (Pastorale bâloise pour l’industrie et l’économie), la Faculté de théologie de l’Université de Bâle et le Centre pour la religion, l’économie et la politique (ZRWP).
Selon M. Dembinski, le véritable moteur du principe de la transaction est le « concept d’efficacité». Cette approche, qui s’est développée au cours des deux derniers siècles, est un enfant de la «main invisible» d’Adam Smith, cette idée selon laquelle le bien économique pour tous est atteint quand les êtres humains, individuellement, recherchent leur intérêt personnel. Mais aujourd’hui, l’ethos de l’efficacité justifie toutes les instrumentalisations et a tendance à tout atomiser, ce qui pousse le système économique de la relation à la transaction.
Durant les «trois décennies euphoriques de la finance», de la fin des années 1970 à l’année 2007, le principe de la transaction a refoulé toujours plus fortement le principe de la relation. «Nous sommes arrivés aux limites du système, car les transactions détruisent les relations. La gestion des risques est devenue une obsession.»
Dans le système des relations, on essaie de minimiser l’incertitude par la coopération et le partenariat; avec le principe de la transaction, en revanche, on se sert de stratégies de couverture dépersonnalisées. Là aussi, la confiance et le dialogue se perdent et sont remplacés par des procédures anonymes.
Pour M. Dembinski, il faut chercher un nouvel équilibre entre la transaction et les relations, et ces dernières ne devraient pas être traitées simplement dans le cadre de la «gestion des relations avec les clients». Les spécialistes de la finance devraient collaborer avec ceux de l’éthique, et les livres de cours économiques mériteraient d'être réécrits. De plus, le statut théorique des sciences économiques est peu clair: sont-elles positives, normatives ou auto-réalisatrices?
A la question d’un intervenant demandant si, dans ce cas, l’ethos de l’efficacité n’est que mauvais, M. Dembinski a répondu: «Non, mais le principe d’efficacité ne peut être le seul principe d’organisation.»
Après l’exposé du professeur Dembinski, Hella Hoppe, chargée des questions économiques à la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS), et Otto Schäfer, théologien et éthicien à la FEPS, ont présenté la nouvelle étude de la FEPS intitulée «Des règles honnêtes pour une économie équitable. Un point de vue protestant sur les récentes crises financières et économiques.»
Selon les auteurs, les affirmations centrales de l’étude peuvent être résumées comme suit: l’éthique d’organisation doit être prioritaire et la finance au service de l’économie réelle, ce qui est précisément une exigence chrétienne, selon M. Schäfer.
Le système économique devrait être équitable et conforme au réel dans la ligne de l’éthicien économique Arthur Rich. En outre, le système financier est un bien commun à l’échelle mondiale qui doit être mis à disposition par la politique. La surveillance financière doit être fondée sur les principes du droit international public, et les agences de notation doivent être indépendantes.
Deux spécialistes ont commenté l’étude. Peter Seele, professeur assistant au Centre pour la religion, l’économie et la politique (ZRWP) à l’Université de Bâle, a déclaré que l’étude aborde la partie informelle, générale, des règles économiques. Mais l’étude doit être mise en pratique, sans quoi elle restera un "sermon du dimanche".
Heinz Zimmermann, professeur d’économie des marchés financiers à l’Université de Bâle, a fait l’éloge de l’étude comme un bon point de départ. «Mais on ne peut pas toujours partir du principe que les constructions financières sont là pour flouer les gens», estime-t-il.
Les économistes se sont très sérieusement préoccupés de valeurs telles que la confiance, la crédibilité et la responsabilité – «mais leurs conclusions vont-elles s’insérer dans des réglementations futures? La difficulté se trouvera dans la concrétisation de la réglementation.» C’est un peu comme «mettre de l’ordre dans l’art»: certes, dans une réglementation moderne, tout est mis en ordre, mais en même temps l’objet dont il s’agit a disparu.
La thématique a été reprise lors de la table ronde qui terminait la journée, animée par Marianne Fassbind, rédactrice économique à la télévision suisse alémanique. Rudolf Strahm, ancien conseiller national et ex-«Monsieur Prix», a estimé que les conditions cadres étatiques sont déterminantes et que l’éthique individuelle joue un rôle négligeable. Il a regretté en outre que l’étude de la FEPS n’aborde pas le thème de la fuite des capitaux.
Andreas Albrecht, membre du Synode de l’Eglise réformée de Bâle-Ville, député au Grand Conseil et président du Conseil de banque de la Banque cantonale bâloise, a exprimé un avis opposé: selon lui, l’éthique doit toujours commencer par les individus. Thomas Wipf, président sortant de la FEPS, a souligné qu’on a besoin de l’éthique individuelle, mais aussi de réglementations, car le sens des proportions s’est perdu ces dernières années, en particulier en ce qui concerne les salaires.
Georg Pfleiderer, professeur de théologie à l’Université de Bâle, a posé la question de savoir qui engage les personnes occupant les postes importants de la finance. «S’agit-il de groupes dont les membres se recrutent entre eux, sur la base de leur capacité à mobiliser rapidement beaucoup d’argent?» Renato Fassbind, membre de la direction de Credit Suisse, a affirmé que c’était aux conseils d’administration de s’impliquer dans cette affaire.
Glissières de sécurité éthique
Selon M. Fassbind, il faudrait aussi placer des glissières de sécurité éthiques pour les traders: souvent, ceux-ci manquent d’expérience et n’ont pas de modèles. Mais il a rappelé aussi les énormes quantités d’argent injectées par les banques centrales qui ont incité les banques à adopter des comportements risqués. On devrait également se pencher sur ce point.
Les participants ont été largement d’accord pour dire que des réglementations sont nécessaires dans la finance et que les banques doivent disposer de suffisamment de fonds propres pour pouvoir jouer un rôle de tampon dans les crises financières.
Les économistes et théologiens participant à la session ont-ils trouvé un dénominateur commun en matière d’éthique économique? La discussion a montré que les économistes, certes, écoutent attentivement et manifestent de la compréhension. Quant à passer à l'action, le débat reste ouvert. (trad/F.N.)A voir
- Faut pas croire, diffusé sur TSR1 et visible sur le site www.tsr.ch: Finance mondiale: Les Eglises prêchent dans le désert avec Paul Dembinski, professeur à l’Université de Fribourg et directeur de l’Observatoire de la Finance à Genève, et Otto Schäfer, chargé des questions de théologie et d’éthique à la FEPS.
- La nouvelle étude de la FEPS intitulée «Des règles honnêtes pour une économie équitable développe le point de vue protestant sur les récentes crises financières et économiques»: on peut télécharger le texte sur la page d’accueil de la FEPS, www.feps.ch
- Lire l'article paru sur le site de ProtestInfo: FEPS : comment faire plier l'économie?