Jean-Marc Ferry: « La religion est susceptible de progrès »

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Jean-Marc Ferry: « La religion est susceptible de progrès »

9 décembre 2010
Le philosophe français Jean-Marc Ferry, le frère du philosophe et ancien ministre français Luc Ferry, était de passage cette semaine dans la cité de Calvin. Invité par la Faculté autonome de théologie protestante de l'Université de Genève, il a donné une conférence publique sur le thème « Les religions dans l’espace démocratique ». ProtestInfo l'a rencontré.


Anne Buloz : Quelle est la place des religions dans l’espace démocratique européen ? Est-elle en train de changer ?


Jean-Marc Ferry : La situation actuelle, héritée des guerres de religion, est un partage entre la raison publique politique et la raison privée, où est cantonnée la religion. Cela correspond à une « ex-communication » politique du religieux. La tendance est à une dilution de la frontière entre la raison publique et la raison privée. Elle est favorisée par certains appels officiels au dialogue des religions entre elles et avec les pouvoirs publics.

A. B. : Les religions peuvent-elles, malgré leurs divergences, avoir un potentiel fédérateur en Europe ?

J.-M. F. : Les religions, qui sont plus anciennes que la philosophie, ont capitalisé le plus d’expériences fondamentales sur les questions existentielles, comme la vie et la mort. Le fait d’avoir été cantonnée à un usage privé dans l’Europe occidentale a empêché la religion d’être mise à l’épreuve et de chercher le bien fondé de ses convictions. En n’étant pas présente dans l’usage public, la religion n’a pas été dans la confrontation, ce qui peut la faire régresser et risque de détruire la foi elle-même. La conséquence est que certains croyants et même des prêtres ne croient plus et la religion devient alors une identité. Il n’y a pas de raison que la religion ne soit pas susceptible de progrès

A. B. : L’Europe doit-elle taire son identité chrétienne et retirer tous les signes religieux traditionnels, comme les croix dans les écoles publiques ou sur le sommet des montagnes ?

J.-M. F. : Je pense que c’est un mauvais débat et qu’il ne faut pas choquer les traditions. Les signes religieux traditionnels ne portent pas atteinte à l’identité des adeptes d’autres religions. Il n’est pas question d’homogénéisation culturelle. Dans certains Etats, la pluralité est d’emblée reconnue. Cela n’a jamais gêné personne qu’Elisabeth II soit la cheffe de l’Eglise anglicane ou qu’il soit fait mention de Dieu dans les constitutions suisses et allemandes. Ce n’est pas ostentatoire. Mais, bien sûr, tout dépend de la connotation.

A. B. : Les signes religieux dans l’espace public ne devraient donc pas être remis en question ?

J.-M. F. : Le problème est autre. La religion, notamment chrétienne, est une vraie ressource. Il y a une difficulté à répondre aux questions de société, une parfaite ignorance métaphysique. Pourquoi ne peut-on pas être polygame ou est-il interdit de vendre ses propres organes ? La raison publique ne peut pas dire pourquoi. Les gens ont donc besoin d’un recours, de la lumière inattendue de la religion. Ce n’est pas conforme à la démocratie de prétendre transposer un interdit moral en interdit juridique. Il ne s’agit pas, par exemple, de donner un droit au suicide, mais de dépénaliser l’euthanasie.

A. B. : Les Suisses ont voté pour que l'interdiction de construire des minarets soit inscrite dans la Constitution, le projet de construction d'une mosquée et d'un centre culturel près du site des attentats du 11/9 à New York a essuyé une levée de boucliers, le voile intégral a été interdit dans plusieurs pays. Pourquoi l’islam cristallise-t-il les craintes alors que la plupart des autres religions ne posent aucun problème ?

J.-M. F. : Cela vient surtout des Américains, dans le sillage de l’offensive américaine en Irak et de toute la rhétorique qui a accompagné cette intervention. George Bush fils a conçu cette opération militaire sur un modèle religieux, comme la lutte à mort du bien contre le mal. L’axe du mal était notamment représenté par le terrorisme islamique. C’est la réédition américaine des guerres de religion. Barack Obama a heureusement opéré un tournant avec cela.

A. B. : Ce rejet, parti des Etats-Unis, s’est donc propagé à l’Europe ?

J.-M. F. : Il y a le sentiment d’une intégration qui n’est pas réussie. D’abord au niveau scolaire, le taux d’échec étant important, surtout chez les garçons, et ensuite au niveau civil et social. Dans beaucoup de pays européens, la population d’origine maghrébine est surreprésentée dans les prisons. La délinquance est plus marquée, plus visible et plus spectaculaire du côté de ces populations que par exemple des Asiatiques, qui sont bien intégrés.

De là, il y a un sentiment de rejet. Pas parce qu’il s’agit de Maghrébins, mais parce qu’il y a cette difficulté d’intégration. Les partis socialistes suisse et français, notamment, ont dénié cette réalité. Ils ont fait comme s’il n’y avait pas d’autre réponse qu’une éducation antiraciste et des mesures prises pour l’intégration. Les gens refusent le déni, cette occultation du réel. Ils exigent la vérité. C’est quelque chose que Nicolas Sarkozy a parfaitement compris lors de la dernière campagne présidentielle.

INFOS

  • Professeur de sciences politiques et de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles et professeur invité à Paris IV , M. Ferry était convié par la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève le 6 décembre dernier. Il a animé un séminaire de recherche et donné une conférence publique sur le thème « Les religions dans l’espace démocratique ». Le doyen de la faculté Andreas Dettwiler et le professeur d'éthique Denis Müller ont participé au débat.

    • Vous pouvez écouter la conférence que Jean-Marc Ferry a donné à l'UNIGE lundi 6 décembre en cliquant ici.