Une théologie pour temps de crise

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Une théologie pour temps de crise

22 avril 2010
Lausanne - Genève - Shafique Keshavjee publie une théologie pour temps de crise. Il est urgent, pour cet auteur, de résoudre la crise d'identité que traversent les théologiens. Au-delà d'une rationalité sécularisée et d'une foi traditionaliste, il lance des pistes pour une troisième voie. Il a répondu aux questions de ProtestInfo.


Tania Buri
: Dans votre livre, vous comparez deux théologies, celle de Carl-A. Keller, dont vous avez été l'étudiant et celle de Pierre Gisel, qui sera prochainement doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l'Université de Lausanne. Ces deux figures incarnent, selon vous, les lignes de force qui traversent la théologie réformée aujourd'hui.


Shafique Keshavjee
: Pour Carl-A. Keller, au coeur de la théologie, il y a une expérience de Dieu, un processus de transformation. La théologie, c'est un discours sur Dieu, le monde et les êtres humains, mais c'est un discours qui va être nourri par sa propre communication avec l'Ultime. Il y a une expérience de transformation intérieure, de recherche, à partir de laquelle il est possible de dire quelque chose sur le mystère de Dieu, et pour le théologien chrétien, sur le mystère du Christ. Et cette expérience du mystère va faire que le théologien va penser le monde différemment. Carl-A. Keller a toujours rappelé l'importance de la prière et de la méditation pour le théologien.


Pierre Gisel a commencé par une théologie plus articulée à la vie de l'Eglise, à la théologie chrétienne. Et avec l'évolution des Facultés de théologie, toujours plus confrontées à la sécularisation et à l’essor des sciences des religions, il a dû trouver une autre manière de dire la théologie aujourd'hui.

TB: Quelle est son option?

SK: Son option est de dire: il faut que la théologie soit moins adossée à la tradition chrétienne et qu'elle devienne plus philosophique. Il cherche ainsi à s'adapter à une société qui change, à une Université qui change. Pour garder une certaine pertinence, pense-t-il, la théologie doit beaucoup moins s'appuyer sur une conviction chrétienne et clairement être dissociée d’un engagement en Eglise.

TB: Mais n'est-ce pas légitime dans une société qui se sécularise?

SK: Il est indéniable que nos sociétés occidentales se sécularisent de plus en plus. La perte des racines chrétiennes est rapide. Il est devenu très difficile de dire explicitement aujourd'hui « je suis chrétien» ou « cette tradition garde une pertinence pour aujourd’hui ». Cela est particulièrement vrai dans le monde académique. Aujourd’hui, toutes les convictions, et absences de convictions, doivent être respectées. Et bien sûr que le respect est important.

Pour s’adapter à cette évolution, plusieurs professeurs pensent qu’une Faculté de théologie doit seulement offrir des savoirs désengagés de toute forme de conviction. La lecture privilégiée de la Bible et de l’histoire sera celle provenant de la méthode dite « historico-critique ». Cette lecture, précieuse par ailleurs, est insuffisante si elle oublie de repenser la pertinence du message judéo-chrétien pour aujourd'hui. Et les professeurs de théologie qui se limitent à ces savoirs, prétendument désengagés, ne se distinguent guère des historiens, philosophes ou chercheurs qui pourraient faire le même travail dans d’autres Facultés.

TB: Ce courant n'essaie-t-il pas simplement de continuer à être reconnu à l'Université?

SK: Oui, mais le risque est très grand de perdre l’apport d'une conviction chrétienne repensée. La reconnaissance académique est certes importante. Mais celle-ci ne peut se faire en perdant sa spécificité propre, à savoir être une Faculté de théologie chrétienne, formant notamment de futurs pasteurs.

TB: Vous parlez aussi dans votre livre de conflit de rationalités mythologique, théologique, philosophique, scientifique. On n’arrive plus à articuler ces rationalités aujourd'hui? Elles sont exclusives?

SK
: Il y a deux dangers effectivement. Soit on ne se laisse plus féconder par d'autres formes de rationalité, soit on les confond. Il y a une réelle question épistémologique : comment les savoirs sont-ils élaborés et peuvent-ils être articulés aux autres ?

Il est très important de rester attentif à la pluralité des manières d'approcher les mystères du monde. Plusieurs formes de rationalité existent et si je les mentionne, c'est parce que je considère qu'elles sont appelées à une forme de complémentarité. Une approche théologique prendra au sérieux le mystère de Dieu qui se fait connaître de manière plurielle. Une approche venant des sciences des religions éludera la question de la révélation et cherchera à bien comprendre, voire à expliquer, la diversité des phénomènes étudiés. Les deux approches sont utiles, mais ne doivent pas être confondues.

TB: Le protestantisme ne porte-t-il pas une grande part de responsabilité dans le processus de sécularisation?

SK: Le protestantisme a joué le jeu de la modernité et c'est sa richesse. Il dit: « Nous sommes une tradition chrétienne, et nous nous exposons aux savoirs contemporains. Ouverts à la critique nous sommes prêts à critiquer nos propres textes et discours ». Mais si cette attitude va trop loin, sans critiquer à son tour la modernité à partir de ses propres convictions, alors il y a une perte d’identité, d'un souffle, d'un engagement.

TB: Les protestants sont traversés par une crise d'identité...


SK: Et dans leur nécessaire humilité, je leur recommande de retrouver un saine fierté ! Cela vaut aussi bien sûr pour les autres confessions. Retrouver une saine fierté c’est garantir les bases d’une réelle ouverture. Le monde réformé a probablement survalorisé l'autocritique, la conformité à la modernité et une forme de rationalité qui dissèque. Mais le protestantisme peut aussi être fier de ce qu’il a apporté au monde : la valorisation de la Bible, la liberté individuelle, la création de richesses. Dans un de mes livres, je critique sévèrement certaines dérives de la mondialisation. Les protestants ont été actifs pour produire plus rationnellement des richesses. Ce qui est oublié, c’est que l’enseignement protestant a valorisé cette production pour mieux la distribuer.

TB: La diversité n'est-elle pas congénitale aux protestants?

SK: La tradition protestante est sans doute celle où ses propres extrêmes sont les plus éloignés les uns des autres. On y trouve les courants les plus littéralistes et les plus libéraux. Et il y une vraie explosion des identités dans un même milieu. Cela peut être enrichissant, mais cela peut aussi être écartelant. Je salue le travail actuel des Eglises protestantes qui valorisent la recherche d’un pôle fédérateur.

Le mouvement naturel du protestantisme va vers la dispersion. Mais vu la rapidité de la sécularisation et la confrontation avec les autres courants religieux, les protestants ont intérêt à retrouver les fondements communs de la tradition chrétienne sans oublier bien sûr leur apport spécifique.

TB: Vous dites que la formation en théologie, dans les Universités d'Etat en Occident du moins, est dominée par l'histoire, une discipline qui paraît neutre.

SK
: La neutralité est une visée, mais jamais une réalité. Quels sujets choisir? Certains le font pour devenir spécialistes d'un domaine peu défriché, même si ce domaine n'a guère d'intérêt pour les grandes questions de notre temps. D'autres choisissent un sujet car ils considèrent que l'on peut apprendre de ce passé pour mieux vivre aujourd'hui. Or ce qui manque peut-être le plus, c'est la vision du « lieu » où nous voulons (et peut-être devons) aller, bref une utopie qui oriente la manière même de faire de la théologie aujourd'hui. Comme tout sujet, j'ai une histoire et une utopie. Dans mon dernier livre, j’analyse l’évolution de nos sociétés et les crises actuelles d’une certaine forme de théologie qui perd ses racines chrétiennes. Dans d’autres livres, passés et à venir, j’ai développé et développerai mon utopie.

En collaboration avec Michel Kocher

INFOS

  • Lire l'article de ProtestInfo dans lequel M. Pierre Gisel répond à M. Keshavjee.