"Tout groupe religieux peut dysfonctionner"

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"Tout groupe religieux peut dysfonctionner"

22 février 2010
Quelle est l'ampleur des dérives sectaires en Suisse plus de quinze ans après le drame de l’Ordre du Temple Solaire (OTS), qui s'était soldé en octobre 1994 par la mort de 54 membres de la secte en Suisse romande et au Canada? Brigitte Knobel, directrice du Centre Intercantonal d’Information sur les Croyances (CIC, basé à Genève) et sociologue nous livre son expérience quotidienne et son analyse.


Propos recueillis par Camille Gonzales


Vous comptez parmi les observateurs privilégiés du paysage religieux en Suisse. Comment l’avez-vous vu évoluer depuis la création du CIC il y a 8 ans?

Brigitte Knobel: En ce qui concerne les minorités chrétiennes, le paysage évangélique est devenu plus international avec l’implantation d’Eglises de migrants sud américains, africains et asiatiques. On observe également que les Eglises évangéliques tendent de plus en plus vers le pentecôtisme. Du côté du new-age, il y un regain de groupes spirituels que l’on pourrait qualifier d’ethno-écolo, comme par exemple le néo-chamanisme. Le marché de la guérison spirituelle s’organise davantage : des nouvelles associations se créent dans le but d’obtenir une reconnaissance, par exemple auprès des assurances complémentaires. On remarque également une tendance, y compris dans les grands courants religieux, à proposer des stages ou des formations où l’on apprend à se recentrer sur soi-même, où l’on peut faire de nouvelles expériences spirituelles.


De quoi les gens qui vous appellent ont-ils peur ?

Que ce soit des proches ou des employés d’administration ou encore des journalistes, les personnes qui nous appellent ont surtout peur de l’escroquerie, de pratiques financières illégales, de manipulation mentale, de mauvais traitements, d’un changement de personnalité ou de pédophilie. De manière plus générale, on remarque que les proches ont peur de perdre le contact, l’affection voire parfois le contrôle sur la personne qui se convertit. Ils craignent aussi pour leur réputation.

Selon vous, ce sont les sectes qui inquiètent ou les religions en général, notamment celles importées comme l’islam ?

Les deux inquiètent. Je dirai surtout que le religieux en général dérange. Dans une société qui est devenue laïque, toute pratique religieuse un peu démonstrative devient étrange, suspecte, voire dangereuse. Ceci dit, les pratiques religieuses de types initiatiques ou secrètes font particulièrement peur, surtout après le drame de l’Ordre du Temple solaire. Dans le cas de l’Islam, la peur s’accompagne souvent de xénophobie et de discrimination. 

Les sectes constituent-elles une menace ?


Des études ont montré que tout groupe religieux peut dysfonctionner, surtout lorsqu’il s’isole de la société, lorsqu’il est dirigé par une personnalité autoritaire et que son pouvoir est contesté par certaines personnes du groupe ou de l’extérieur. Ceci dit, les organisations religieuses qui connaissent des dérives mortelles comme celles de l’Ordre du Temple solaire sont heureusement rares. Elles restent cependant dans les mémoires. On se rappelle des 913 membres de la communauté du Temple du Peuple qui périrent en 1978 à Jonestown en Guyane ou encore les attentats au gaz sarin commis en 1994 et 1995 au Japon par le groupe Aum qui provoqua 19 morts. Inversement j’aimerais relever que le nombre de personnes persécutées et assassinées en raison de leur appartenance religieuse est bien supérieur. C’est le cas des Baha’is en Iran ou des disciples du Falun Gong en Chine.

Sur quels groupes religieux recevez-vous le plus de demandes ? Est-ce révélateur de leur ampleur ou est-ce dû à leur médiatisation ?

Nous sommes particulièrement interrogés sur les groupes chrétiens comme les Eglises évangéliques ou charismatiques ainsi que sur les religions de guérison et les techniques de développement personnel. C’est à la fois dû au fait qu’ils sont les plus nombreux et qu’ils font l’objet d’une plus grande médiatisation. Il est clair qu’une émission qui met l’accent sur les dangers d’un groupe suscitera des questions au CIC.

Comme l’a montré le drame de l’OTS, l’adhésion religieuse peut parfois prendre une tournure dramatique… Quand doit-on s’inquiéter pour ses proches ?


Il faut évidemment agir lorsque l’on constate de la maltraitance physique ou psychologique, en particulier sur les enfants. Je dirais également qu’il est important pour la famille ou les amis de bien distinguer ce qui est dérangeant de ce qui est réellement inquiétant pour la personne engagée. Par exemple, une fréquentation assidue d’un lieu de culte n’est pas en soi dangereuse, mais peut déranger l’organisation familiale. Au CIC, nous préférons avoir une approche pragmatique. Par exemple, nous considérerons qu’il faut s’inquiéter lorsque l’investissement financier met en péril le budget de la personne, lorsqu’un contrat n’est pas respecté ou lorsqu’il n’y a pas de couverture sociale. Il est parfois difficile de distinguer une conversion religieuse librement consentie d’une emprise mentale. La réalité est souvent plus complexe.

Que faire lorsqu’il y a de bonnes raisons de s’inquiéter ?


La marge de manœuvre des proches est très faible, surtout lorsque la personne concernée ne veut ni quitter le groupe ni porter plainte. Dans ce cas, il est très important que les proches maintiennent de bonnes relations. Pour cela, ils doivent faire attention à ne pas porter de jugement de valeur. Nous leur recommandons par exemple d’éviter d’utiliser le mot secte qui est péjoratif et dévalorisant. Dans certaines situations et avec l’accord de la personne concernée, nous conseillons aux parents ou amis de rencontrer les responsables de l’Eglise ou du groupe pour leur faire part de leurs inquiétudes.
De fait, seule la personne concernée peut réellement agir : quitter le groupe si elle se sent en danger, prendre contact avec un service juridique, un service social ou un service hospitalier. Il peut également être utile de contacter le CIC pour s’informer sur le groupe, pour savoir par exemple s’il a déjà fait l’objet de plaintes ou de poursuites, mais également pour lui faire part des dérives constatées.

En tant que sociologue, quelle réflexion portez-vous sur les nouvelles formes de religiosité ?

D’une certaine manière, le cadre juridique de la Suisse est plus tolérant que l’opinion publique. On remarque par exemple qu’il est mal vu de se convertir à une nouvelle croyance alors que la Constitution fédérale garantit le droit d’adhérer au groupe religieux de son choix, de changer de groupe ou de ne pas appartenir à un groupe religieux. On constate que ce droit est plus souvent qu’on ne le croit « oublié » voire contesté par les proches, les médias et par les communautés religieuses elles-mêmes.  Dans une certaine mesure, cela traduit la difficulté de vivre et de communiquer avec des croyances différentes. Notre société est peut-être démunie face aux nouvelles alternatives religieuses qui remettent en cause le monopole des Eglises historiques. De nouveaux problèmes se posent et actuellement, il n’y a aucune instance de régulation officielle, si ce n’est les centres d’information.

La Suisse, un paradis des sectes?

Selon une enquête de l'Hebdo parue en juillet 2007, la Suisse serait un paradis des sectes. Le journal se fondait sur une estimation du guichet d'information sur les religions et les sectes Relinfo de l'Eglise réformée zurichoise. Lequel estimait à 720 le nombre le nombre de "groupes endoctrinants" en Suisse. Un journaliste spécialisé parlait même de 900 organisations.
Brigitte Knobel pour sa part, ne peut ni confirmer, ni infirmer: "Dire que la Suisse est un havre pour les sectes est un lieu commun. Mais on n'en sait rien, car il n'y a ni recensement officiel, ni études comparatives, ni listes dressées. Car les recherches ne distinguent pas les groupes religieux des sectes". Le terme secte ne fait en effet pas l'objet d'une définition juridique en Suisse. Le centre d'information sur les croyances que dirige Mme Knobel n'utilise pas non plus ce terme, préférant parler de "dérives sectaires", qui peuvent d'ailleurs toucher des religions établies.

Le CourrierINFOS

Actuellement, le CIC est financé par les cantons de Genève, Vaud, Valais et Tessin. Il n’a pas obtenu le financement des autres cantons romands et reste dans une situation précaire, même si Genève a garanti 150 000 francs de subvention pour encore une année.

(Cet article a été publié dans son intégralité dans l'édition du Courrier du 22 février )