Enquête sur la disparition de l’humain

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Enquête sur la disparition de l’humain

1 février 2002
Dans son dernier livre, "Le Principe d’humanité", Jean-Claude Guillebaud fait ce constat terrifiant : ce qui fonde la spécificité de l’homme est en passe de disparaître au profit du virtuel, de la mondialisation et des clones, alors qu’un nouveau scientisme s’attaque aux fondements même de notre société
Invité jeudi dernier à Lausanne par la Société vaudoise de théologie, l’écrivain et éditeur a évoqué les interrogations et les craintes qui fondent sa saisissante synthèse des menaces qui pèsent sur l’irréductibilité de la personne humaine.Invité à Lausanne jeudi dernier par la Société vaudoise de théologie, Jean-Claude Guillebaud a dressé un inquiétant constat : face aux bio-sciences, à l’informatique ou à la physique moléculaire, « nous serons bientôt les mains vides pour définir ce qu’est l’homme. Peut-être le sommes-nous déjà… »

La vaste recherche de cet ancien journaliste devenu essayiste et éditeur (il travaille aux éditions du Seuil) trouve son point de départ dans une double intuition. Celle, d’abord, de la nécessité de faire rebondir le débat citoyen en jouant le rôle d’un candide messager entre les différentes disciplines. Celle, surtout, qu’au delà des multiples interrogations sur notre avenir, « la même question revient, sous différents angles : au fond, qu’est-ce que l’homme ? » Que reste-t-il de l’humanisme face à « l’anonymat de la technique et la tyrannie de la marchandise » ?

Pour Jean-Claude Guillebaud, les grandes frontières qui délimitaient la personne humaine se voient aujourd’hui ébranlées par une triple révolution dont les effets se conjuguent. La boulimie du marché devenu global semble nous priver chaque jour davantage de nos possibilités d’influence sur son fonctionnement chaotique. L’informatique modifie nos conceptions de l’espace et du temps, « virtualisant certaines de nos actions dans un cyberespace qui est enjeu de pouvoir, donc semblable à une jungle. » Et les bio-sciences, bien sûr, tentées par la "chosification" du vivant et l’eugénisme. « Ces trois révolutions interfèrent, font système alors qu’elles se voient malheureusement abordées séparément. Certains choix de la génétique échappent au processus démocratique pour être englobés dans la logique libérale. Internet permet de choisir un ovule et une paillette de sperme, puis de recevoir un embryon congelé par la poste. »

§Des formes modernes d’obscurantismeLe danger, affirme l’écrivain, ne vient pas tant des laboratoires eux-mêmes que d’un discours techno-scientifique qui se mue en dogme, oubliant que la démarche scientifique est par essence « un doute institué. » « Arraisonnée par la logique de l’argent, oubliant les vertus critiques qui la fonde, cette techno-science conteste les autres approches du réel comme autant d’archaïsmes. Elle remplace la validation académique par celle du marché, avec de jeunes chercheurs qui ne rêvent plus du destin de Marie Curie mais d’une start-up cotée en bourse. »

Bref, il convient de combattre une certaine instrumentalisation de la démarche savante. Et de dénoncer un nouveau scientisme qui remet en question nos valeurs les plus fondamentales, celles qui permettaient d’affirmer, au lendemain du procès de Nuremberg, que « l’humanité n’existe pas par degrés ; qu’il ne peut y avoir de sous et de surhommes. Indivisibilité de l’homme aujourd’hui contestée par des formes modernes d’obscurantisme. »

L’exemple de la distinction entre être humain et animal paraît à cet égard emblématique. Alors que l’éthologie nous apprend que des insectes fabriquent des outils ou qu’il existe des rudiments de culture chez les babouins, tout un courant en profite pour faire de l’homme un animal comme un autre. D’autant que la génétique enfonce le clou en démontrant que 95% de notre patrimoine génétique ressemble à celui des grands singes. « Ces découvertes ébranlent nos certitudes, renforcent notre sensibilité à la souffrance des bêtes, ce qui est logique puisque nous nous sentons plus proches d’elles. Faut-il pour autant admettre avec certains que la frontière qui nous sépare de l’animal n’existe plus ? Qu’il existe davantage de différences entre un handicapé mental et une personne saine d’esprit, qu’entre un primate et un humain comme le prétend un philosophe australien ? Le problème, c’est que lorsque l’on conteste ce qui devient une idéologie, on vous accuse de nier le progrès scientifique lui-même. »

§L'individualisme contre l’hommePlusieurs savants rencontrés par Jean-Claude Guillebaud estiment que le public a sa responsabilité dans cette tendance des savants à vouloir définir le bien et le mal. « Nous contribuons peut-être à fabriquer un discours scientiste en attendant que la science règle les problèmes du monde ou nous rende immortels. » Alors que pour l’auteur, la science ne dispose d’aucune réponse face à certaines grandes questions. « Elle ne peut dire si l’embryon est une personne. C’est à nous de décider. » Jean-Claude Guillebaud milite donc pour la redécouverte de deux valeurs cardinales, celles de la limite et du lien. « Notre société semble prise de schizophrénie entre la volonté de retrouver des limites et le vertige de la transgression cher à Philippe Sollers. Les recherches sur le génome humain sont porteuses de grands espoirs. Mais elles ne peuvent être menées dans n’importe quelles conditions. Quant au lien avec l’autre, on a oublié qu’il nous fait être humain. Comme si, poussé à son extrémité, l’individualisme se retournait contre l’homme. »

Dans ce « projet jamais achevé » qu’est notre humanité, le message chrétien a toute sa place pour le croyant catholique qu’est Jean-Claude Guillebaud. « Je ne sais pas si la transcendance est un principe qui nous fonde ou un fantasme dont il faut se débarrasser. Mais il existe une pertinence du message évangélique que les chrétiens n’osent plus affirmer. Un peu comme si l’Eglise ne trouvait plus ses mots. Face à la question de la sexualité, notamment, on oublie les mille ans de clairvoyance qui précédèrent une position pudibonde qui ne date que de la fin du XIXe siècle. Il me paraît dommage que les chrétiens semblent souvent complexés face à une tradition bien plus riche qu’ils ne le pensent. »