L’ethnopsychiatrie, ou comment être à la maison

Se sentir à la maison, même loin de chez soi. / © Etienne Dollfus
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Se sentir à la maison, même loin de chez soi.
© Etienne Dollfus

L’ethnopsychiatrie, ou comment être à la maison

Mireille Reymond Dollfus, pasteure auprès des migrants
24 avril 2024
Migrants
Ethnopsychiatrie: approche clinique des désordres psychiques d'une personne en fonction des normes du groupe culturel dans lequel elle a grandi et qui l'ont construite.

La première fois que j’ai entendu parler d’ethnopsychiatrie, j’ai d’abord eu l’impression d’être à la maison tellement le processus de devoir faire le passage d’une culture à l’autre m’était familier. N’est-ce pas ce à quoi nous sommes formés comme théologiens pendant plusieurs années à l’université? Apprendre les langues (grec et hébreu), comprendre les notions anthropologiques qu’elles véhiculent, situer le mode de vie d’alors et l’environnement géopolitique, ainsi que, bien sûr, la manière de se représenter Dieu et la relation que les humains de ce temps-là pouvaient entretenir avec lui.

C’est bien tout cela qui est nécessaire pour lire et restituer au mieux les textes bibliques afn de savoir ce qu’ils peuvent nous dire aujourd’hui dans notre culture et nos représentations du monde si différentes de celles du Proche-Orient d’il y a deux ou trois mille ans. En fait, c’est ce que l’on pourrait appeler du métissage. Apprendre ou «prendre» des manières d’être ou de penser d’une autre culture pour le faire sien, comme une richesse que l’on s’approprie.

Si l’ethnopsychiatrie dont j’entendais parler pour la première fois il y a 25 ans me semblait si familière, c’est parce qu’elle postule une démarche très semblable, avec un accent important sur les représentations de la mort, de la maladie, des soins à donner dans la maladie, et parfois du mal intentionnel. Essayer ainsi de discerner comment l’autre pense, ce qui le constitue, comment sa culture l’a construit intérieurement, et du coup comment il réagit. Comment il réagit à ce qui lui est arrivé au pays, ou sur la route pour venir jusqu’ici, mais surtout comment il réagit à ce qui lui arrive ici, dans un univers culturel où il arrive mal équipé et dont il ne partage ni la tradition, ni les représentations, ni les valeurs. Comment va-t-il faire pour rester lui-même, pour rester debout, tout en se transformant?

Outils

Deux outils sont alors essentiels à l’ethnopsychiatrie pour s’engager sur ce chemin: le groupe et le référent culturel. Le groupe, c’est dix ou quinze co-thérapeutes, issus de divers univers linguistiques, culturels, professionnels ou même religieux: ce groupe constitue ainsi un espace interculturel favorable à l’expression de différents points de vue. Le référent culturel, lui, vient de la même ethnie, parle la même langue que la personne qui vient nous voir. Mais il n’est pas là uniquement pour traduire: en fait, c’est lui l’exégète, celui qui explique au groupe ses représentations culturelles et qui va nous permettre tous ensemble de construire un récit qui ait du sens.

«Quand un migrant change de culture en emportant avec lui un morceau de son monde d’origine, il est beaucoup moins désorienté puisqu’il garde autour de lui des repères de son passé qui lui permettent d’apprendre plus rapidement les repères de sa culture d’accueil», disait Cyrulnik(a). Refuser d’entendre qui est l’autre, d’où il vient, ce qu’il a traversé, et ce à quoi il se heurte ici, lui refuser même une existence juridique, c’est forcément l’acculer dans une impasse dont on ne sait comment il sortira. Et pour ne pas être avec lui acculés dans une impasse sociale, même s’il nous force à faire mille pas pour comprendre ce qu’il vit et qu’il reste debout, nous voulons être prêts à en faire deux mille(b) pour le respecter. C’est ainsi qu’il pourra être riche de deux cultures, la sienne et la nôtre, et nous avec lui.