Jan Assmann († 19.02.2024)

Aleida et Jan Assmann, en 2018 lors de la remise du «Prix de la paix des Libraires allemands» qu'il et elle ont reçu ensemble. / CC(by-sa) 3.0 Martin Kraft
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Aleida et Jan Assmann, en 2018 lors de la remise du «Prix de la paix des Libraires allemands» qu'il et elle ont reçu ensemble.
CC(by-sa) 3.0 Martin Kraft

Jan Assmann († 19.02.2024)

HOMMAGE
Le grand égyptologue Jan Assmann est décédé le 19 février dernier à l’âge de 85 ans. Traducteur en français de plusieurs de ses textes, le théologien et philosophe Jean-Marc Tétaz lui rend hommage.

L’Égypte antique fascine l’Europe depuis longtemps. Cette fascination n’a pas attendu la redécouverte des monuments égyptiens à la suite de la campagne de Napoléon (1798-1801) et le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion (1824). En témoigne une kyrielle de travaux érudits des XVIIe et XVIIIe siècles dont les traces se retrouvent jusque dans La Flûte enchantée (son adaptation française, créée en 1801, s’intitulait d’ailleurs Les Mystères d’Isis).

Cet attrait s’exerçait déjà sur les auteurs de l’Antiquité. D’Hérodote, le père de l’histoire, au Ve siècle av. J.-C., à Jamblique, un philosophe néo-platonicien des IIIe et IVe siècles apr. J.-C., ils furent nombreux à évoquer l’Égypte, ses dieux et sa sagesse millénaire. Le culte d’Isis était répandu dans tout l’Empire romain, y compris à Lousanna, l’antique Lausanne, comme l’attestent diverses trouvailles archéologiques.

Et dans la tradition biblique de l’Exode, l’Égypte incarne l’esclavage et l’oppression à laquelle Jahvé arrache son peuple sous la conduite de Moïse. C’est dire que, sous des formes diverses et contrastées, l’Égypte a toujours fait partie de la mémoire européenne.

Cette histoire de la mémoire de l’Égypte ancienne a été l’un des principaux champs de travail du grand égyptologue, professeur à Heidelberg de 1976 à sa retraite en 2003, que fut Jan Assmann, décédé le 19 février dernier à l’âge de 85 ans.

Les deux versants de l'histoire égyptienne

Cette mémoire a deux faces: la mémoire que les Égyptiens avaient de leur propre histoire et la mémoire que les autres avaient de l’Égypte, qu’il s’agisse des Israélites, des Juifs, des Grecs, des Romains ou des Européens des Temps modernes. Jan Assmann a consacré des ouvrages classiques aux deux versants de cette histoire de la mémoire égyptienne. Il a ainsi retracé la façon dont les lettrés égyptiens ont travaillé à reformuler leurs propres traditions pour donner un sens aux ruptures et aux catastrophes par lesquelles a passé l’histoire de l’Égypte antique [de la formation de l’Égypte unifiée près de 3000 ans av. J.-C. à l’époque des Ptolémées (IVe-Ie siècle av. J.-C.)].

Il a aussi montré comment l’ordre social égyptien et la conception de la justice qui le structurait étaient conçus comme un élément essentiel pour assurer l’ordre d’un cosmos toujours menacé par le chaos et son équivalent socio-politique, l’injustice sociale et le démantèlement de l’État en principautés antagonistes.

Ces analyses lui ont permis d’expliquer de quelle façon, dans la conception égyptienne, le pouvoir et le salut faisaient couple. La fonction du pouvoir était de maintenir l’ordre politique et la justice afin d’assurer la stabilité du cours de l’univers contre les forces du désordre. Ce n’est donc pas l’ordre social et politique qui s’inscrit dans l’ordre, réputé immuable, du cosmos; à l’inverse, c’est l’ordre du cosmos qui requiert, pour sa préservation et sa reproduction, le règne de la justice et la pratique des rituels dont le pouvoir politique est le garant. La figure divine du Pharaon est du coup le prototype d’une théologie politique dans laquelle le pouvoir politique est sacralisé parce qu’il joue un rôle décisif pour assurer le salut du cosmos (et donc de l’État) en garantissant sa bonne marche tant par les rituels du culte que par la pratique de la justice.

Le salut et le pouvoir dans une relation critique

C’est avec ce modèle que tranche la conception israélite et juive du pouvoir. Le pouvoir n’y est pas sacralisé, mais se trouve inscrit dans le cadre d’une alliance dans laquelle Dieu lui-même est le législateur. Le sujet de la théologie politique n’est plus le Pharaon comme figure divine du pouvoir, mais le Dieu transcendant comme législateur et souverain de l’alliance.

Pour Assmann, cette modification marque une rupture fondamentale qui rend possible la sécularisation du politique en disjoignant le théologique et le politique. Israël marque la fin du théologico-politique. Dans l’Israël antique, la religion et le politique constituent deux sphères distinctes, le salut et le pouvoir ne font plus couple, mais entrent dans une relation critique. Derrière cette disjonction se tient une innovation plus fondamentale encore: l’invention du monothéisme comme un nouveau type de religion – Assmann va parfois jusqu’à dire: comme invention de la religion au sens où nous entendons ce mot.

Le monothéisme de la fidélité

Le monothéisme tel qu’il s’attache à la figure de Moïse implique en effet une série de modifications essentielles par rapport au type de religion que connaissait l’Égypte ancienne. Le Dieu de l’Alliance appelle à la fidélité. Cette exigence de fidélité démarque le peuple de l’Alliance de tous les autres peuples et institue au sein du peuple de l’Alliance la différence entre fidélité et infidélité. Le trait fondamental du monothéisme se noue dans cette connexion entre alliance et fidélité, pour laquelle Assmann a forgé l’expression de «monothéisme de la fidélité». Il peut prendre la forme d’une «religion totale» [dont Assmann identifie l’origine dans la révolte des Maccabées (175-140 av. J.-C.)]. La requête de fidélité devient alors une exigence absolue qui détermine tous les aspects de l’existence et justifie le recours à la violence. Le fondamentalisme et la radicalisation apparaissent ainsi comme des risques inhérents au nouveau type de religion inauguré par la révolution mosaïque.

Le monothéisme de la vérité

Cette révolution ouvre sur un deuxième trait novateur, l’introduction de la différence entre «vrai» et «faux» dans le champ de la religion: Jahvé est le «vrai Dieu», tous les autres dieux sont des «faux dieux». Plus tard, chez Augustin par exemple, on pourra parler en conséquence de la «vraie religion» en opposition aux «fausses religions» que sont les différentes formes de polythéisme. Ici, ce n’est plus d’un monothéisme de la fidélité qu’il s’agit, mais d’un «monothéisme de la vérité». Cette opposition était inconcevable pour les religions de l’Antiquité, en Égypte comme en Grèce ou à Rome. Plutôt qu’une opposition entre le vrai et le faux, elles pratiquaient une politique de la traduction: le même dieu s’appelait Amon-Rê en égyptien, Zeus en grec et Jupiter en latin.

Les risques de radicalisation inhérents au monothéisme ne sont toutefois pas inéluctables. Le monothéisme peut aussi prendre la forme d’une religion de l’humanité qui voit dans les religions historiques autant de formes symboliques dans lesquelles s’exprime la même reconnaissance du Dieu unique. Compatible avec les spéculations philosophiques sur l’Un et sur l’Être, cette religion de l’humanité a trouvé ses meilleurs représentants chez les penseurs des Lumières comme le philosophe juif Moses Mendelssohn (le grand-père du compositeur Felix Mendelssohn Bartholdy) ou l’écrivain et homme de théâtre Gotthold Ephraim Lessing. Qui plus est, certains représentants des Lumières trouvèrent justement dans la religion des Égyptiens la source première de ces conceptions dont la célèbre formule par laquelle Jahvé se révéla à Moïse dans le buisson ardent, «Je suis celui que je suis» (Ex 3,14), serait une reprise. Religion des Égyptiens et révélation biblique se rejoindraient ainsi et apprendraient à relativiser les exigences absolues du monothéisme de la fidélité.

Les bases d'une théorie de la mémoire culturelle

Les recherches d’Assmann sur le monothéisme s’inscrivent de part en part dans le paradigme d’une histoire de la mémoire. Le champ de l’égyptologie s’élargit ainsi à l’Israël ancien et au judaïsme du second temple, à l’antiquité tardive et à l’histoire intellectuelle de l’Europe moderne. Elle ouvre sur les questions liées à deux autres grands chantiers intellectuels dans lesquels Jan Assmann a joué, avec son épouse l’angliciste Aleida Assmann, un rôle de pionnier: l’archéologie de la communication littéraire et la question de la mémoire culturelle. Les deux questions sont étroitement liées. S’intéresser à la façon dont les textes sont transmis, réécrits, canonisés ou commentés, c’est poser les bases d’une théorie de la mémoire culturelle. La mémoire culturelle n’est en effet rien d’autre que l’ensemble des pratiques, des procédures et des médias par lesquelles une société inscrit ses propres traditions dans la durée et fonde ainsi son identité, une identité qui n’est jamais close et définitive, mais toujours sujette à des transformations, à des hybridations et des réinventions.

Ces deux questions sont en surplomb par rapport aux aires culturelles et aux époques. Elles ont ouvert la piste à d’innombrables travaux novateurs dans toutes les disciplines des sciences humaines et sociales. On ne s’étonnera pas que leurs protagonistes, Aleida et Jan Assmann, aient reçu quelques-unes des plus hautes distinctions allemandes: titulaires, ensemble, du «Prix de la paix des Libraires allemands» en 2018, ils furent le premier couple à être reçus dans l’Ordre «Pour le mérite» en 2020. Jan Assmann avait été en 2007 à Lausanne le récipiendaire du Prix européen de l’essai décerné par la Fondation Charles Veillon.

Une vie marquée par l'amour de la musique

Jan Assmann avait grandi à Lübeck, la ville natale de Thomas Mann. Le grand romancier allemand était fasciné par l’Égypte, comme en témoigne l’imposante tétralogie romanesque qu’il a consacrée à l’histoire de Joseph et ses frères, donnant au récit biblique les dimensions d’une épopée de la mémoire. Jan Assmann a été l’un des maîtres d’œuvre de la grande édition commentée allemande de ce chef-d’œuvre de la littérature du xxe siècle. Gymnasien, il songeait à se consacrer à la musique et à devenir compositeur. Doutant disposer de suffisamment de talent pour cela, il se tourna vers l’égyptologie. Mais l’amour de la musique continuait à l’habiter. Claveciniste à ses heures, il a consacré des monographies à La Flûte enchantée, à Israël en Égypte de Händel et à la Missa solemnis de Beethoven, soulignant ainsi que l’histoire de la mémoire ne s’arrêtait pas aux portes de l’histoire de la musique. Si aucune de ces monographies n’a été traduites en français, son livre sur La Flûte enchantée a trouvé sa réalisation musicale dans l’enregistrement de cet opéra sous la direction de René Jacobs (HMC 902068.70). Pour tous ceux qui l’ont connu, Jan Assmann restera l’exemple d’une rare alliance d’érudition, de créativité intellectuelle et de profonde humanité.

Pour aller plus loin

Jan Assmann, Maât. L’Égypte pharaonique et l’idée de justice sociale, Paris, Julliard, 1989.

––, L’Égypte ancienne entre mémoire et science, Paris, Hazan, 2009.

––, Moïse l’Égyptien. Un essai d’histoire de la mémoire, Paris, Flammarion, 2003.

––, Le prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007

––, Le monothéisme et le langage de la violence. Les débuts bibliques de la religion radicale, Paris, Bayard, 2018.

––, Religio duplex. Comment les Européens ont réinventé la religion des Égyptiens, Paris, Aubier-Flammarion, 2013.

––, La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, Paris, Aubier-Flammarion, 2010.